Légendes de l'Aède

Sringabhuja CT313

Voici la légende de Sringabhuja.
Cette légende se trouve à la page 396, au cinquième flot du livre VII, de l’ouvrage de Somadeva,
"Océan des rivières de contes" édité dans la bibliothèque de la pléiade, NRF, éd Gallimard 1997.
Cette légende est résumée dans le catalogue des versions de France par Delarue et Ténèze, mais nous l’avons légèrement augmentée des parties qui avaient été omises, à l’aide du texte d’origine.


Illustration tirée d'un ouvrage sur Galica

Histoire de Sringabhuya et de la fille du Rakshasa.
Le roi Virabhuja avait cent femmes dont une, Gunavara, était la favorite bien que n’ayant pas d'enfant. Il demanda à un médecin s'il ne connaissait pas un produit qui fût capable de lui en procurer. Le médecin se fit amener une chèvre sauvage et confectionna avec la chair un élixir qui devait être souverain. Le roi fit dire aux reines de s'assembler et, avant de les rejoindre, alla prier Dieu avec sa favorite. Le médecin partagea l'élixir entre les quatre-vingt-dix-neuf reines présentes, ne sachant pas que la plus chère était absente.
Quand le roi arriva avec celle-ci, il fut désolé, et demanda s'il ne subsistait rien de la chèvre. Précisément, il en restait les cornes desquelles le médecin déclara pouvoir tirer un élixir meilleur encore...
Quand le moment fut venu, chacune des quatre-vingt-dix-neuf femmes donna naissance à un fils en même temps, et un peu plus tard, la favorite accoucha d'un enfant, Sringabhuya, qui grandit avec les autres. Mais, bien que le plus jeune, il leur était supérieur en tout, égal aux dieux par la beauté, la force, l'adresse au tir à l'arc...
Les autres femmes conçurent, à cause de la grandeur de ce prince, de la jalousie pour Sringabhuja. Une reine : Ayasolekha complota avec les femmes une intrigue qui bientôt décida le roi à emprisonner la mère de Sringabhuja, et les autres femmes décidèrent leurs fils à faire leur possible pour éloigner le prince qui était devenu cher au roi.


dessin de fraterie hindou

Un Jour que les cent fils du roi se livraient à l'exercice des armes, ils virent avec étonnement une grue monstrueuse, un mendiant doué d'une connaissance surnaturelle leur dit que cet oiseau était en réalité un Rakshasa (ogre magicien) nommé Agnishika qui voyageait sous cette forme pour détruire les villes, et il Leur conseilla de le faire partir à coups de flèches. Les quatre-vingt-dix-neuf aînés tirèrent aussitôt sur l'oiseau sans l'atteindre. Le mendiant déclara que le plus jeune seul était capable de blesser la grue avec une arme appropriée.
Alors, les frères jaloux dirent à Sringabhuya qu'il devait tirer avec l'arc précieux et la flèche d'or de leur père; et les jaloux pensaient que la flèche restant piquée dans le corps de l'oiseau, leur cadet le suivrait pour la reprendre et ne reviendrait sans doute jamais. Le jeune prince tira la flèche d'or avec l'arme paternelle et transperça la grue qui s'envola aussitôt en laissant échapper le sang de sa blessure.
Reprenant ses armes propres, Sringabhuya suivit les traces de sang et finit par atteindre une forêt lointaine dans laquelle il découvrit une grande ville. S'étant assis pour prendre du repos, il vit venir une jeune fille d'une merveilleuse beauté à qui il demanda des renseignements sur la ville et sur elle-même.
Il était devant la ville de Dhumopura sur laquelle régnait un puissant Rakshasa dont la jeune fille était l’enfant. La jeune fille, Rupasikha, demanda à son tour au jeune homme qui il était, et lorsqu'elle l'apprit, elle lui dit qu'il était un chasseur incomparable puisqu'il avait pu atteindre son père lorsqu'il voyageait sous la forme d'un oiseau géant. Les deux jeunes gens se firent part de leur mutuel amour et Rupasikha déclara qu'elle irait tout dire aussitôt à son père et lui présenterait le prince, qu'elle considérait déjà comme son futur époux.


dessin d'un archer hindou

Le Rakshasa mis au courant, dit aux jeunes gens qu'il acceptait le mariage, mais voulait auparavant soumettre le prince à diverses épreuves, lI convoqua ses cent filles, toutes exactement semblables, et pareillement parées ; et le prétendant devait reconnaître sa fiancée parmi elles en lui jetant une couronne de fleurs sauvages. Mais la jeune fille lui avait fait savoir auparavant qu'il la connaîtrait à la disposition de son collier qu'elle remonterait sur sa tête, et le prince n'éprouva aucune hésitation. Il dut ensuite se rendre avec un joug dans un champ pour mettre le sol en état et y semer cent mesures de graines de sésame. La fiancée prévenue dit au prince d'être sans inquiétude ; grâce à elle, tout devait se faire par magie, et en effet, à peine le travail fut-il commencé qu'il se trouva terminé.
Le prince vint rendre compte au roi qui lui dit de remettre en un tas toutes les graines ensemencées. La jeune fille prévenue suscita d'innombrables fourmis qui remirent les graines en place.


Illustration d'une jeune indienne

Enfin, le jeune garçon dut aller inviter au mariage le frère du Rakshasa, un autre Rakshasa nommé Dumashika. La fiancée prévenue confia au prince son propre coursier et lui remit de la terre, de l’eau, des épines et du feu. Aussitôt son invitation faite, il devait revenir à toute bride, se retourner souvent et, s'il voyait Dumashika le suivre et sur le point de l'atteindre, jeter un des objets remis. Au retour, le prince fut ainsi amené à jeter la terre qui devint grande montagne, l'eau qui devint grande rivière, l'épine qui devint fourré épineux, le Rakshasa avait franchi avec peine les obstacles et repris chaque fois de l'avance, mais quand le fugitif eut jeté le feu qui enflamma les herbes et les arbres, il repartit découragé.
Le Rakshasa Agnishika, étonné de voir revenir sain et sauf celui que devait dévorer son frère, se dit qu'il devait être un dieu et consentit enfin au mariage.
Sringabhuja dit un jour à son épouse Rupasikha, qu’il avait à cœur de retourner en son pays pour combattre ses frères et délivré sa mère.
Bientôt les deux époux décidèrent de s'enfuir en secret et ils partirent sur le cheval rapide, en emmenant la flèche d'or et une cassette remplie de bijoux. Agnishika se mit à leur poursuite à travers les airs. Lorsque sa fille entendit le bruit qu'il faisait en se rapprochant, elle rendit invisible mari et cheval et, changée en paysan, elle prit ta place d'un bûcheron qui abattait du bois. Le Rakshasa descendit et demanda au prétendu bûcheron s'il n'avait pas vu les fugitifs ; l'autre répondit négativement et, l’air épuisé, dit qu'il devait couper du bois pour le bûcher destiné à Agnishika, le roi des Rakshasas, qui venait de mourir.
« Serais-je donc mort ? » se dit le Rakshasa stupide et, Inquiet, il retourna pour aller s'informer près des siens s'il était encore mort ou en vie. Accueilli par des éclats de rire, il repartit.
Sa fille en l'entendant venir prit l'apparence d'un courrier porteur de message et quand le Rakshasa lui demanda s'il avait vu les fugitifs, le messager répondit qu'il avait d'autres soucis : il allait prévenir Dumashika que son frère Agnishika avait été mor­tellement blessé dans un combat et qu'il devait venir au plus vite prendre sa succession. Le Rakshasa bouleversé repartit aussitôt pour demander s'il était vrai qu'il eût été blessé ; rassuré, il resta pour ne pas s'exposer encore une fois aux rires de son entourage et oublia sa fille...
Le prince fut accueilli avec joie par le roi Virabhuja son père à qui il présenta sa femme et rendit la flèche d'or. Le roi Virabhuja demanda la raison du départ de Sringabhuja et celui-ci lui raconta l’origine de ce voyage. Virabhuja comprit la malveillance de ses femmes et de ses fils et délivra Gunavara. Le roi voulu punir Ayasolekha, les autres femmes ainsi que leurs fils en les exilant, mais Gunavara et Sringabhuja obtinrent leur pardon.
Sringabhuja admiré par tous fut appelé bientôt à prendre sa place sur le trône. »


dessin du démon ou Rakshasa

- je vous suggère de lire la page sur «Jason et les Argonautes», dans ce site avant de continuer pour suivre la composition de ce texte initiatique indien.
Vous constaterez combien ces deux récits sont différents, et pourtant ces deux légendes sont classées sous le numéro 313 du catalogue créée par les folkloristes du 19eme siècle : Antti Aarne et Stith Thompson.
Nous trouvons dans l’histoire indienne cinq parties définies par trois territoires :
1/ le royaume ou né Sringabhuja – territoire 1
2/ la poursuite de l’oiseau - territoire 2 (juste esquisé)
3/ le palais du Rackshasas - territoire 3 (L’épisode du frère du Rackshasas est une simple redite de la fuite. 1)
4/ la fuite - territoire 2 (c’est le même territoire)
5/ le royaume du roi - territoire 1 (retour)
Parallèlement dans les aventures de Jason nous trouvons quatre phases (la cinquième phase ici présente : l’établissement de Jason sur le trône est juste suggérée, certainement parce que la description de l’Eveil complet du myste Grec n’est pas définissable) et quatre territoires car le chemin de retour prend la même route qu’à l’aller dans cette histoire Indienne, ce qui n’est pas le cas dans « Jason ».


Illustration d'une cour royale hindou

Quels sont les éléments essentiels dans les « Argonautiques » qui ne sont pas présents ou juste esquissés dans l’histoire de Sringabhuja ?
D’abord il n’y a pas clairement de demande pour recouvrer la royauté, tout simplement parce que Sringabhuja n’a pas été exilé, il est parti volontairement, même si ce départ est causé par la jalousie de ses frères et tantes. Le thème du désir intérieur de recouvrer sa royauté n’est donc pas clairement explicite…sauf à la fin de l’histoire où ce désir est transformé en envie de retour dans sa patrie.
1/ Première partie ou introduction.
Le personnage « Sringabhuja » est dès le début l’objet d’une naissance fantastique, ce qui n’est pas le cas de Jason qui a été exilé dés son enfance, et qui, par la suite, a repris « connaissance » de son état premier ; celui de futur roi.
Pour Sringabhuja, il n’y a pas eu d’oubli ni de déchéance de sa royauté potentielle ; la connaissance de soi est là, tout simplement. 
Mais l’aspect Sringabhuja doit se faire reconnaître du roi ou « de l’Esprit », se démarquer de l’ensemble des potentialités : « les frères » issus également du domaine originel, mais dominés par l’orgueil et orientés vers le monde de la matière. Aussi un événement doit intervenir - le tir fabuleux qui touche l’aspect inconscient - et qui manifestera les potentialités de celui qui est réellement au service de l’esprit.
En fait les légendes, portent en général 3 phases : 1la quête ou départ sur le chemin, 2la découverte ou confrontation avec un être fantastiquement puissant qui détient un objet / ou un remède / ou une fille à délivrer, et 3 la fuite devant la fureur du diable ou du monstre ou simplement le retour à la patrie originelle. Ce qu’on appelle ici première phase est souvent une simple introduction.


Illustration tirée d'un ouvrage sur Galica

2/ Deuxième partie : le départ.
Le voyage aller n’est pas dans cette légende, le support à une connaissance de soi par le biais des épreuves et des rencontres, que nous trouvons dans les multiples variantes d’Europe et surtout d’Asie centrale. La raison en est que le prince est conscient de sa royauté, de ses possibilités, et du seul but qui lui échoie : retrouver la flèche d’or, le mythème de ce conte. Cette flèche est la flèche du roi, elle est le symbole de la puissance de l’esprit ; c’est la seule force qui peut éclairer les manifestations obscures de l’inconscient et s’opposer à ce pouvoir tourné exclusivement vers les désirs et la domination des forces de ce monde matériel et passager, entraînant toute la personnalité dans son délire. Cette phase est à peine esquissée car la connaissance de soi est bien là, dans le symbole de ce prince exceptionnel, ce qui la différencie de Jason.


Illustration tirée d'un ouvrage sur Galica

3/ Troisième partie : la confrontation Le personnage du Rakshasa est aussi imposant que celui du roi Aiétès, (l’inconscient ou sur-moi des Argonautiques) et sa fille a exactement la même attitude envers le prince, que le personnage de Médée, la fille d’Aiétès. Les épreuves – assez semblables - sont difficiles, sinon irréalisables sans la magie de la fille de ce roi despotique - thème que nous retrouvons dans quasiment toutes les variantes du CT313. Ainsi, le manque de qualités guerrières de Jason est devenu la norme, au fil des légendes européennes, jusqu'à évoquer un homme normal, sans grande force. Parfois dans les variantes, le personnage qui part en quête est représenté comme un être rusé, ou de manière diamétralement opposé, et parfois, il est décrit comme un niais guidé aveuglément par la fille du diable aux pouvoirs magiques (voir les contes de Jean le sot).

4/ Quatrième partie : la fuite ou le retour
La confrontation avec l’être personnifiant la puissance des forces ancestrales de l’inconscient, est toujours trop forte pour la personnalité. La seule possibilité est la fuite. On ne peut opposer la colère à la colère, la violence à la violence, car celle-ci se renforce obligatoirement. Face à la domination de l’inconscient, seul le recul est valable, car le sur-moi se nourrit de votre propre énergie. La fuite ou la réorientation vers l’esprit, l’originel en soi est le seul outil efficace.
Cela explique le succès actuel de la méditation, qui est juste l’attention au domaine du présent. Cela seul peut couper les désirs d’évolution, de développement de soi, d’espoir en un monde meilleur, autant de principes illusoires qui font courir l’humanité.
La fuite dans ce conte indien, ne présente pas un caractère purificatoire aussi développée que dans la quête des Argonautes. Cet aspect est trop lié à un riche enseignement ésotérique, de maître à élève.


Illustration tirée d'un ouvrage sur Galica

5/ Cinquième partie : la patrie
Cette partie est absente en général, dans les variantes du Conte-Type 313 ; en effet, que peut-ont dire du retour dans le monde divin ou de l’Eveil spirituel !!!
Les mots qui sont là pour définir nos actions dans ce monde, ne sont pas adaptés pour décrire l’Unité ou la Perfection de ce qui est notre profonde réalité – oubliée simplement pour accomplir quelques expériences.
Le conte nous rappelle l’importance de toujours porter notre attention sur le monde divin en soi, qui est encore symbolisé par le mythème : la flèche d’or qui est redonnée au roi (l’Esprit). Une morale s’exerce dans ce conte : la punition des frères, simple concession à un récit qui doit être captivant et « éducatif » également.

- Nous trouvons dans les variantes du CT313 deux systèmes représentatifs de la fuite :
A/ soit, des amis ou des héros qui aident le jeune homme dans sa quête, soit des éléments trouvés ou donnés par des personnes rencontrées et aidées précédemment sur le chemin, vers le pays de cet être fantastique, ou bien, simplement par la fille du monstre. Ces éléments magiques seront lancés par les jeunes gens derrière eux dans la fuite et deviendront des obstacles difficiles à franchir, qui retarderont le diable ou l’ogre.
B/ soit, c’est la fille du monstre qui par ses pouvoirs magiques métamorphose les jeunes gens, - et dans certaines versions le cheval – en des objets ou des personnes qui ne seront pas reconnus par le diable ou l’ogre.
Ce qui est très rare dans les variantes du conte-type 313, c’est de trouver ces deux thèmes dans une même légende, comme dans la version de Sringabhuja.
Ces deux phases mettant en scène les deux thèmes favorisant la fuite, évoquent ici deux cycles différents de purification de soi. Le dangereux engagement de Sringabhuja avec l’oncle de la jeune fille est une première confrontation avec l’être inconscient, un premier contact apportant une purification ou une reconnaissance des éléments inconscient en soi, tellement subtils qu’ils sont totalement inconnus dans leurs automatismes.
La deuxième fuite est sans équivoque : c’est la nécessité de mettre de l’espace entre soi : la conscience retrouvée - personnalité / âme réunie et tournée vers le divin – et la puissance dominatrice et violente de l’inconscient.
Le premier thème qui met en scène des objets ou des éléments jetés derrière soi, est certainement le plus ancien, et le thème des métamorphoses, a sans doute son origine vers le début de notre ère. Cette théorie ressort de nos études des légendes.


L’autre particularité de cette version est l’emprisonnement de la mère de Sringabhuja.
Elle est dans l’histoire, d’une vertu et d’une pureté exemplaire, qualités qui ne peuvent correspondre qu’a ce principe si mal connu : l’âme. Dans ce cas de figure que nous retrouvons dans nombres de variantes, la mère du prince et la fille de l’ogre, représentent deux aspects de ce que nous nommons l’âme ou plus exactement deux degrés légèrement différents d’une force animatrice. Cette force peut être orientée vers l’abstraction et l’esprit ou vers une force animatrice naturelle : la mère qui dans le récit est subjuguée par les femmes du roi et la fille qui dans cette légende indienne ne possède pas assez de force pour se détacher de la domination de l’inconscient.

L'Aède