Légendes de l'Aède

La première Belle au bois dormant

Voici l’origine de « La Belle au Bois Dormant »
Dans les différents articles de ce site, nous avons souligné le message initiatique que contiennent certaines légendes merveilleuses. Cependant nous avons peu écrit sur les « contes d’éveils » - une catégorie de contes ouvrant la route au chemin spirituel, comme par exemple le « mythe de la perle ». Et s’il y a un conte emblématique de cette catégorie, un conte qui peut réveiller la part « Divine » endormie au plus profond de soi, c’est bien le récit de « La belle au bois dormant » qui vient à notre conscience et émeut directement notre cœur.
Vous connaissez tous le récit de Charles Perrault qui date de 1697 ou celui des Frères Grimm écrit en 1812, et qui proviendrait d’une variante de la légende de Perrault.
Ce conte de « La belle dormante » adapté par Charles Perrault serait tiré de la version de Giambatista Basile en 1634/36, intitulée : « Le soleil, la lune et Thalie ».Mais Perrault connaissait peut-être aussi l’histoire de « La belle Zellandine » du célèbre roman « Perceforest », composé au Moyen-Age vers 1330 ou 1340 et imprimé en 1528. C’est ce roman fleuve (6 tomes), qui semble t-il, a servi de modèle à Giambatista Basile pour composer sa légende dans son ouvrage « Le Pentameron » ou « Le conte des contes » (éditions Circé 1995).


Illustration d'un livret pour enfants

Mais il existe une version encore plus ancienne, celle de « Frère de Joie et sœur de Plaisir »…
C’est une version Catalane, qui est la traduction d’une légende occitane selon l’auteur. Selon Paul Meyer, il est possible que cette légende occitane (ou une version originale antérieure) ait également servi de modèle pour l’histoire de « La belle Zelandine » du « Perceforest ». Nous serions donc devant la toute première histoire de « La belle au bois dormant », une version non édulcorée comme vous allez pouvoir le constater. Le charme « romanesque » de Perrault est absent dans ces versions antérieures ; ainsi, selon les « mœurs du temps », la belle endormie est « quelque peu violentée dans son sommeil par le désir ardant des princes ou rois », comme nous allons pouvoir le lire.

Voici donc grâce à Paul Meyer et à son article dans sa revue : Romania, volume 13 de 1884, la légende :
La nouvelle de Frère de Joie et de Sœur de Plaisir.
L'empereur de Gint-Senay, preux, courtois, vaillant, aimé et respecté de ses sujets, avait une fille d'une grande beauté. Un jour, elle mourut à la table même oU elle mangeait, tandis qu'elle entendait les jongleurs, au moment où le festin était le plus joyeux. Le proverbe dit justement : après grande joie, vient grande douleur, et joie après grandes ristesses. Aucun bien n'est durable en ce monde, Archevêques, évêques, abbés, chanoines, vinrent pour enterrer le corps de la demoiselle, que l'empereur et l'impératrice avaient déjà fait laver avec du baume, de la myrrhe et d'autres onguents.
Mais l'empereur déclara que sa fille ne serait jamais mise en terre; qu'il ne lui semblait pas qu'elle fut morte ; qu'on avait beaucoup d'exemples de personnes qui avaient paru mortes et qui ensuite étaient revenues à Ia vie. Il Ia fît porter hors de la cité, en un lieu agréable oh il y avait un jardin, au milieu duquel était construite une tour. Autour du jardin courait une rivière qu'on ne pouvait franchir que par un pont de verre construit par enchantement, de telle sorte que personne n'y pouvait passer, sinon le père et Ia mère. Les parents s'y rendaient chaque semaine pour voir Leur fille dont le visage était frais comme la rose et le lys, i! y avait là des fleurs et des arbres qui répandaient une douce odeur. Le visage de la morte était si gracieux, son lit si beau, la guirlande qu'elle portait si riche et si précieuse, sa bouche si fraîche, ses dents, ses mains si blanches, les chants des oiseaux par les branches étaient si doux, si bons à entendre, qu'on aurait voulu, oubliant tout, demeurer à tout jamais en ce séjour. Tous ceux qui passaient dans les environs, à trois lieues à Ia ronde et qui contemplaient l'eau, le pré, le pont, la tour, ressentaient au cœur une telle douceur qu'ils en perdaient tout leur voyage, et disaient qu'à en juger par le dehors, là devait être le paradis. Ceux qui entendaient parler de ce lieu, chevaliers, dames et damoiselles, et qui le venaient visiter, en éprouvaient un tel plaisir, qu'ils n'auraient plus voulu s'en écarter. Mais ils n'osaient inter­roger les gens du pays au sujet de Ia morte, car c'eût été leur causer une dou­leur trop grande.
Le fils du roi de Floriande entendit parler de la demoiselle, comment elle était plus belle encore morte que vive, comment le lieu ou elle reposait était en­chanté. Il ne fit pas paraître son projet, mais prenant avec lui une grosse somme d'or, il se rendit tout seul à Rome auprès de Virgile pour apprendre la magie, afin d'arriver à franchir le pont enchanté et à pénétrer dans la cour où reposait celle qu'il désirait plus que tout l'empire de Gint-Senay. Le livre d'amour nous dit que les doux sentiments s'accroissent par la vue et entrent par les yeux dans le cœur.
Le jeune prince donna tant à Virgile, que celui-ci lui enseigna la manière de pénétrer dans le lieu oû la demoiselle reposait. Il passa le pont, monta dans Ia tour, et voyant la demoiselle, iI dit : « Jamais yeux ne virent si belle, jamais nature ne put créer, ni bouche dire, ni cœur imaginer sa pareille. Elle n'est pas morte ; elle est vivante, car une personne morte excite la répugnance, et celle-ci a une bonne apparence et fait plaisir aux yeux et au cœur, ce qu'elle ne ferait pas si elle était morte. II semble qu'elle montre avec ses deux yeux qu'elle veut me parler. » Là-dessus, il s'approcha du lit et s'agenouilla humblement sur un siége d’or qu’il trouva là, ou le père et la mère s’asseyaient quand ils venaient la voir : « Ah ! noble créature » disait-il, « la plus belle que je vis jamais, puissiez-vous m'aimer comme vous en faites semblant, non pas autant que je vous aime, ce serait trop dire, et il ne serait pas juste qu'Amour vous causât autant d'angoisse qu'à moi, vous qui êtes la fleur de beauté et de courtoisie.
(Ici s'ouvre une lacune : ce jeune homme, dont le nom, comme on le voit plus loin, était Frère-de-joie, profite si bien de la faculté qu'il avait de pénétrer auprès de la belle endormie qui ne se réveillait pas, que celle-ci devint femme et mère. Nous voyons aussi qu'il dut se livrer à maintes recherches qui lui coûtèrent beaucoup de temps et d'argent, l'obligèrent à renoncer à son royaume pour trouver le moyen de rendre, sinon la vie, du moins la sensibilité à la jeune personne. Après la lacune, nous le trouvons en conversation avec un geai fort savant.)


Illustration d'un livret pour enfants

Et Frère-de-joie le vaillant, aussitôt qu'il fut en possession du geai, lui dit:
« Dis-moi, geai, puisse Dieu t'être favorable ! saurais-tu me conseiller au sujet de l'aventure la plus belle et la plus rare qu'on puisse imaginer ? »
– « Sire dit !e geai, m'en saurez-vous tant dire?
- Voici en bref.» Et il lui conta toute l'histoire, comme vous l'avez entendue précédemment. Le geai chercha l'herbe en maints endroits pendant un an avant de Ia trouver. Puis, le jour ou l'em­pereur était venu, il entra dans la tour et posa l'herbe sûr la main de la demoiselle, qui aussitôt se leva sur son lit et fut tout émerveillée la vue du lit, du lieu, de l'enfant. Elle vit le geai qui se tenait devant elle sur une perche peu élevée, qui lui dit : « Noble et gracieuse damoiselle, celui qui vous aime vous salue ». Et il se mit à lui conter toute ta suite des événements. « II vous prie de ne pas trouver mauvais s'il se plaint, car il a souffert pour vous cent fois plus de peine que ne comporte le fief qu'il tient d'amour. II n'est dans le monde aucun pays qu'il n'ait fouillé. Pour vous il a passé la mer plus de trois fois, consultant par tout te monde les médecins et les savants au sujet de votre mal. »
« Je ne vous dirai pas : Dieu vous sauve ! à vous ni à lui, sire oiseau, parce qu'il a osé me prendre sans ma volonté. Mais s'il avait souffert de bonne grâce le mal qu'amour lui envoyait, s'il avait attendu mon consentement, je le tiendrais assurément pour un noble cœur. Car il n'est au monde dame si vile qu'il soit permis de rien prendre ou toucher qui soit à elle sans sa permission. De tels actes de violence ne valent rien. Et si habile que vous soyez à argumenter, je vous prouverai qu'un anneau d'étain donné vaut mieux qu'un anneau d'or volé. Entre les loyaux amoureux, il n'en est pas du don d'amour comme des autres dons, car don offert spontanément vaut mieux que don demandé, mais don d'amour ne cause aucun plaisir et n'a point de valeur lorsqu'il est obtenu sans avoir été demandé. Jamais il n'a été ni courtois ni homme de valeur, celui qui porte la main sur une dame sans lui en avoir demandé la permission, et il n'y eut jamais dame de valeur qui se soit laissé toucher (contre sa volonté), non plus qu'un homme qui prend les récompenses d'amour sans attendre ne peut être compté au nombre des amants parfaits. Il aurait de la peine â m'attendre sept ans, celui qui n'a pas voulu m'attendre un jour et m'a enlevé ma précieuse virginité. Chose volée ne vaut rien non plus que chose prise de force ou achetée ; il faut que le don soit octroyé par droit d'amour. »
« Dame, daignez, s'il vous plaît, ne pas tant insister sur votre droit. Vous pourriez blâmer à tort votre amant. Votre dignité est si haute qu'il serait droit qu'on mourut plutôt que de vous offenser, mais puis­que Dieu a pardonné sa mort, puisqu'on pardonne â son ennemi, vous devez pardonner à votre ami qui vous est Ioyal plus qu'aucun amant ne le fut jamais à son amie. Vous êtes, certes, la plus noble qui soit et la plus haute de lignage : son fin courage doit bien à vos yeux compenser votre richesse, sa franchise, votre honneur, sa hardiesse, votre noblesse. Assurément, s'il vous avait pris telle chose qui pût être rendue ou rétablie, il ne vous ferait pas demander merci, mais il accomplirait votre volonté. Vous dites qu'il a pris sans de­mander ce qu'il désirait le plus : il vous criait merci, mains jointes, pleurant, soupirant, disant : Ah la noble et charmante créature, la plus belle que ja­mais ait formé nature, fleur de jeunesse, en qui joie revit ! Vous n'avez pas le cœur si dur qu'il ne vous en fût pris pitié; et, le regardant doucement avec vos beaux yeux, vous lui faisiez semblant d'amour, si bien qu'il en vint â prendre la joie d'amour, et il n'est personne qui n'eut fait de même. Le sage dit: « En cour royale, qui ne prend ce qu'il désire, quand il le peut, ne tarde pas à s'en repentir et n'en retrouve pas toujours l'occasion » C'est ce que vous faites, vous qu'il faut prier pour qu'il puisse seulement vous voir avec joie vivante, vous qu'il a vue morte avec tant de peine. »
« Je ne le verrai pas non plus qu'il ne me verra, de mon plein gré. »
« Vous le verrez. »
« Je ne le verrai pas. »
« Si vraiment. »
« Et qui m'y contraindra ? »
« Amour, qui a plus de pouvoir sur les vaillants que Malveillance. Bien que vous possédiez prix et vaillance et tout ce qu'il faut pour être une dame de mérite, si Merci vous fait défaut, vous ne serez pas accomplie. Et vous savez que pour une seule faute, maintes dames ont été confondues et maintes bonnes cours perdues par un homme vil, de mauvais conseil, et mille hommes courageux par un lâche. Mais je ferai une belle proposition : c'est que jamais n'a été fait service si riche, si rare, si précieux que celui de votre amant. »
« Et a quel service ?
« Je vais vous le dire. Il a donné tout un royaume, qui vaut plus que celui de France, pour vous guérir, et il est bien mal récompensé de vous avoir rendu la vie. »
Tout irritée qu'elle fût, l'amertume de son cœur s'adoucit, et elle dit dou­cement : « Sire geai, quel est celui à qui je coûte si cher, et quel est son nom? »
« Noble dame, vous l'avez bien prés de vous. -- Comment cela ? -- Vous l'avez à la main. -- Comment, à la main ?
Je n'ai rien dans la main. -- Mais si ; regardez bien les lettres gravées sur l'anneau que vous avez au doigt, vous saurez le nom. »
Elle regarda l'anneau et y lut : « Je suis à Frère de joie, qui a eu grande renommée par le monde pour sa prouesse à la guerre, pour son enseignement et sa courtoisie.... Au temps ou elle vivait, il entendait faire son éloge de toutes parts, et lui aussi était renommé par tout l'empire de Gint-Senay plus qu'aucun fils de roi qui fut au monde. »
« Dites-moi, geai, comment est il arrivé que j'aie été morte, et comment suis-je revenue à la vie ? Qui t'a en­voyé ici ?
Comment Frère de joie a-t-il pénétré ici ? Où est-il ? Mon père et a ma mère vivent-ils encore? Qui m'a placée en ce lieu ? »


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Le geai lui répondit clairement â toutes ces questions.
Elle dit : « Sire geai, je suis prié d'amour par le courtois Frère-de-joie. Oh le verrai-je ? Où est-il ? Je te prie de faire que je le puisse voir au plus vite. Frère-de-joie, Soeur-de-plaisir, jamais noms ne convinrent si bien. Ami !, puissé-je être avec vous, ou vous avec moi dans mes bras ! Geai, va tout de suite, je t'en prie, lui dire que je n'aurai joie sinon quand je l'aurai vu. »
« Dame, je vais aller auprès de votre père, à Gint-Senay, pour lui conter la nouvelle. Puis, quand il l'aura ouïe, je Iui dirai qu'il vous donne Frère-de-joie pour mari, et cela fait, personne ne pourra vous blamer de quoi que ce soit. »
« Tu as bien parlé, mais il vau­drait mieux aller trouver mon ami d'abord, car le désir que j'ai est si grand, que, si je ne le vois pas sur le champ, je mourrai. Ne veuilles pas qu'à peine revenue à la vie, je meure de nouveau, car l'amour est difficile à souffrir. Il n'y a au monde douleur comparable à celle que fait éprouver l'amour, quand on ne voit pas celui qu'on aime le plus. L'amour tue et brûle et fait languir et peiner ; la mort, au contraire, ne peut faire souffrir ou tuer qu'une seule fois; c'est un moment vite passé. II convient donc de se garder du mal le plus grand.
« Dame, dit le geai, veuillez prendre un peu patience. Et Ià-dessus il partit. La dame le suivit des yeux tant qu'elle put.
Sur ces entrefaites, un chevalier qui chassait avec un épervier mué vint à pas­ser, et prit le geai; ce fut un malheur. On lit dans la sainte écriture qu'enchan­tement ni rien qu'on puisse faire ne peuvent empêcher qu'on soit frappé, si c'est la volonté de Dieu ; contre Dieu il n'est point de défense. La dame se prit aussitôt à crier : « Seigneur Dieu, si brève est la joie de ce monde ! Voir un malheur cent fois plus pénible que ma mort passée ! » Elle se jette à terre en pous­sant de grands cris, arrachant et rompant ses cheveux, frappant sa poitrine, tordant ses mains, criant :
« Ah ! doux ami, vous avez perdu l'oiseau le plus rare, le plus précieux: qui fût au monde, pour me rendre à la vie. J'aimerais mieux, certes, être morte que vive »; et elle vint courant à la porte, et si elle ne l'eût trouvée si bien fermée, elle se serait précipitée de la tour, et n'eut été le grillage (de la fenêtre), la crainte de se blesser ne l'eût pas empêchée de se tuer pour l'oiseau. Mais Dieu ne le permit pas. Cependant le chevalier, sans tarder, envoya le geai, aussitôt pris, à une noble dame qu'on louait pour sa beauté. EIIe était riche en tours et en palais et avait grande terre à gouverner. Son nom était « Amour-me-plaît ». Le chevalier l'aimait et elle lui. Ce chevalier avait nom « Amour-me-guide ». II était vaillant en armes et renommé pour sa courtoisie. Tandis que la dame tenait le geai, celui-ci lui dit gracieusement :
« Noble dame au doux sourire, pourvue de tous les charmes, je vous prie humblement de me dire si vous avez jamais aimé. -- Geai, oui, certaine­ment, je le suis, et ceux-Ià seuls me plaisent qui aiment. --- Alors, Madame, voudriez-vous retenir un messager d'amour? - Geai, un usage aussi vil que de tenir prisonnier un messager d'amour n'a pas cours parmi nous. Bien loin de là, je le délivrerais plutôt, si je le savais en prison, ou du moins j'y ferais mon possible. -- Madame, sachez donc en vérité que suis envoyé au plus vaillant, au meilleur qu'ait jamais aimé dame ni damoiselle,`par Ia plus belle personne dont on ait jamais oui parier. Et c'est pourquoi, je vous a en prie, laissez-moi aller, par la foi que vous devez au dieu d'amour ».
La dame, qui avait éprouvé les peines d'amour, laissa aussitôt partir le geai, qui s'envola vers Gint-Senay, en la cité où il y avait maint roi, maint homme honoré, maint comte et baron. Il vint en toute hâte là où l’empereur était assis avec l'impératrice, qui parlait d'alter voir leur fille. Il se posa sur la branche d'un pin sous lequel tous deux se tenaient, sans autre compagnie, ne parlant jamais, soir ni matin, d'un autre sujet. Le geai leur dit en simple langage :
« Empereur de Gint-Senay, écoutez une grande merveille : votre fille vous mande maints saluts, à vous et à l’impératrice. Croyez bien qu'elle n'a aucun mal et que vous la trouverez vivante et bien portante. Jamais on n'a ouî dire d'une chrétienne ni de personne autre qu'elle soit revenue à la vie, mais Dieu a fait ce miracle pour vous honorer, et après lui, moi qui pour cela ai eu plus de mal qu'on n'en souffrit jamais. » Et il lui conta l'affaire, com­ment Frère-de-joie se rendit â Rome, pénétra dans la tour, et aima la damoi­selle ; comment, pour la posséder, il lui donna un anneau et lui prit le sien ; comment, pour avoir son amour, il donna le royaume de Floriande, comment lui, qui parlait, allait aussitôt se rendre auprès de Frère•de-joie, et le ferait venir pour le mariage, en grand honneur et avec une suite nombreuse, comme il convient à un fils de roi.
L'empereur conta aussitôt Ia nouvelle aux siens, et ratifia tous les faits accomplis. Le courtois geai cependant se rendit en hâte à Ia tour oû il trouva la dame assise à terre et tout en larmes. Le geai lui dit : « Noble dame au corps gracieux, levez-vous, me voici. » Et la damoiselle, en le voyant, se sentit si émue de joie, qu'elle ne pouvait parler. Elle s'assit sur un siège d'or, et l'oiseau lui conta comment iI avait été pris, puis délivré, comment il avait parlé à l'empereur et obtenu son assentiment. Maintenant il allait retrouver son seigneur Frëre-de-joie, qui languissait d'amour.
Eile lui répondit qu'elle I'attendrait les yeux dirigés sur la route. – « Madame reprit le geai, je vais revenir auprés de mon seigneur, mais tout d'abord, en votre honneur, je ferai un château riche et grand oû séjourneront avec l'enfant mille belles dames, mille damoiseaux, mille damoiselIes, mille clercs, mille courtois jon­gleurs et mille chasseurs, l'oiseau sur le poing. » Le château fut fait, avec ses tours, ses chambres, ses palais, de telle sorte que jamais on ne vit si beau, On n'y venait pas pour acheter ni pour vendre, mais tout ce qu'on demandait, on l'obtenait aussitôt, et le pont était fait de telle manière qu'on pouvait entrer facilement. L'enfant, quand il fut dans le château, eut l'apparence d'un enfant de cinq ans. Le geai dit. qu'il le ferait baptiser avant de partir, et, en qualité de parrain, il lui donna le château. Quant au nom, iI fut d'avis qu'il devait être composé de ceux du père et de la mère : de Frère-de-foie et de Soeur-de-plaisir, on fit Joie-de-plaisir, à Ia grande satisfaction de la dame, car tous ceux du château l’aimèrent comme leur seigneur. La dame, ainsi comblée de joie, resta dans la tour. Cependant le geai retourna en toute hâte auprès de son seigneur.
L'empereur et l'impératrice se rendirent à la tour, sans rien dire à personne de leur conseil, jusqu'à ce qu'ils sussent l'état de leur fille qu'ils n'espéraient plus voir vivante, malgré tout ce que le geai leur avait dit. Ils entrèrent donc dans la tour et y trouvèrent leur fille vivante, bien portante et riant. Jamais personne ne fit éclater une joie comparable à la Leur. Ils deman­dèrent ensuite l'enfant. Elle leur montra le château et l'enfant, à qui on faisait de grands honneurs. Ils regardèrent tout à l'entour et virent la plus grande richesse que jamais empereur ait eue. S'étant livrés longtemps à leur joie, ils retournèrent à la ville.


Illustration d'un livret pour enfants

Paul Meyer souligne que nous ne connaissons pas le nom de l’auteur, et que cette légende est malheureusement incomplète ( certains feuillets sont manquants dans le manuscrit datant du moyen-age). Voyons donc ce que cette antique version nous enseigne :
- Dans ce récit prototype, il n’y a pas de sort maléfique, il n’y a pas de fée, ni de marraine, seule l’abrupte froideur de la mort intervient. Seule la confrontation à la disparition de ce monde, au mystère de l’au-delà est ici contée. Le Moyen-Age n’avait pas pour coutume « d’habiller » la mort : en ce temps là, elle était vécue dans toute sa glaçante réalité. L’espoir que cet « incident » pouvait être passager, ou qu’il ouvrait sur un autre monde, était le seul réconfort.
Seul, certains pèlerins tisserands « sages spirituels» savaient que l’homme est véritablement éternel, et que notre vie ici-bas n’est rien d’autre qu’un rôle auquel nous nous attachons. Est-ce le message de ce conte ?
Dans l’histoire la jeune fille revient à la vie grâce à un prince magicien, fou d’Amour, qui a envoyé un oiseau chercher l’herbe d’immortalité. L’irréalité de la mort est effacée, évanouie devant cette herbe de vie, la même sans doute que cherchait déjà le roi Gilgamesh, cela trois mille ans avant cette aventure. Malheureusement le texte ne dit pas ou le geai a trouvé cette herbe fabuleuse !
Le reste de l’histoire correspond à la trame des contes du Moyen-Age avec toutes leurs péripéties. A une exception : le passage « de la prise de plaisir » du prince, qui est extrêmement révoltante à notre époque, mais également pour la morale et les préceptes de vertus et de courtoisies du Moyen-Age. Le geai a fort à faire pour vanter les qualités du prince et excuser ce viol, mais le jeune homme malgré tout lui a rendu la vie, l’acte est fait, et un enfant est né qu’il faut accueillir.
Cet enfant aura le nom du prince et celui de la dame ; ainsi, né de « Frère de Joie » et de « Sœur de Plaisir », le nouveau né sera nommé : « Joie de Plaisir ».
N’oubliez pas que ce récit date du Moyen-Age et que ces noms correspondent aux plaisirs et aux joies du temps, mais aussi et peut-être plus sûrement aux Joies d’être orientés sur le divin seigneur au plus haut des cieux, ou au plus profond de l’être.
La plupart des contes des « jongleurs » et « ménestrels » avaient deux sens, l’un terrestre et l’autre spirituel, selon l’esprit du Moyen-Age. Ainsi la mort ne peut être vaincue que par la Joie profonde de l’Eveil spirituel, but du chemin de recherche initiatique.


Illustration d'un livret pour enfants

Ce récit est né vraisemblablement au XIVe siècle dans le pays de Provence, et a été repris par un catalan. La Provence a été moins touchée par le catharisme, mais de nombreux « parfaits » et sympathisants à leur croyance, ainsi que les « faidits » s’y sont réfugiés, et les lettrés de l’époque ne pouvaient par ignorer les exactions des frères dominicains et les bûchers de l’inquisition. Selon la signification ésotérique la dame représente l’âme et le prince le principe de l’esprit d’éveil. Si ce conte a été inventé au Moyen-Age, il peut signifier que l’âme est endormie sous le dogme catholique et l’ignorance sauvage de l’époque, comme dans le cœur de tout « chrétien » d’apparence seulement.
Il faut la volonté de l’Esprit et la subtilité vive et légère de l’oiseau pour éveiller cette âme en nous même. La petite herbe correspondrait à l’essence de la vie véritable éternelle, ce principe qui nous fait « vivant » sans que l’on comprenne vraiment notre « raison d’être ».
Il n’est pas nécessaire de tirer des enseignements psychanalytiques de ce récit, car nous savons très bien que l’Esprit d’éternité sommeille en nous.
Sinon, pourquoi ferions nous des projets d’avenir ? Car la mort nous guette et nous accueillera inexorablement. Or nous savons très bien au fond de nous-même que nous sommes la Vie et l’Univers…

L'Aède

Les illustrations sont tirées d’un petit livret pour enfants du conte de Charles Perrault : « La belle au bois dormant » Librairie Hachette & cie 1872. Illustrateur inconnu.