Légendes de l'Aède

L'initié léopard

Souvent quand on évoque L’Initiation en Afrique noire, ce sont les « rites de passage » qui surgissent aussitôt dans la conversation, comme s’il n’y avait pas de véritable spiritualité des peuples noirs. Les « rites de passage » sont connus parce que souvent cités et abondamment décrits par les missionnaires et ensuite par les ethnologues, mais bien que ces rites soient empreints d’une certaine croyance les reliant aux cosmogonies, ils ne sont qu’une première étape, essentiellement socialisante, sur le chemin de la Sagesse. La spiritualité véritable, celle qui relie l’être à son essence première, est encore « une chose secrète » pour les « sages » africains, que l’on ne peut dévoiler sans l’auréolé de « mystères ».
Voici donc une légende qui provient de l’Ouest de l’Afrique centrale, mais dont nous ne connaissons pas la provenance exacte. (Si quelqu’un a des informations sur cette légende, nous serions heureux d’en avoir connaissance).
Laissons parler ce conte de sagesse, et ensuite nous soulignerons ce qu’il contient de particulier…


Illustration tirée d'un livre pour enfant

Cette légende est superbe et son contenu spirituel est indéniable…


L'homme-léopard
Il était une fois un jeune homme qui avait résolu de devenir le meilleur chasseur de sa tribu. Il s'exerçait régulièrement à jeter le javelot et était habile à suivre la trace de n'importe quel gibier, mais la mauvaise chance le poursuivait. Presque chaque jour, il rentrait bredouille et, quand, par hasard, il ramenait quelque chose, il était quand même la risée des jeunes gens de son âge parce que leur chasse était toujours plus abondante.
Il plaisait à beaucoup de jeunes filles et plus d'une l'aurait volontiers épousé, mais qui aurait voulu donner sa fille à un homme aussi malchanceux?
Déjà, il était en butte aux médisances de tout le monde. Il semblait au jeune homme que son destin était d'être toujours poursuivi par la malchance et de passer sa vie solitaire, mais sa grand-mère lui conseilla d'aller au village voisin consulter un sorcier célèbre.
- « Je pense que ta malchance est le résultat de la malice des génies ou de la malveillance des esprits de la forêt. Quoi qu'il en soit, le puissant sorcier en comprendra la cause et t'aidera à sortir de là, » lui dit-elle.
Le jeune homme entrevit donc un espoir, il ne voulait pas rester toute sa vie en butte à l'hostilité des forces de la nature. Il prit quelques cadeaux pour le sorcier et se rendit chez lui. Celui-ci le reçut aimablement et lui demanda ce qu'il désirait.
- « Je voudrais devenir un chasseur renommé, capable de tuer tout le gibier possible, » répondit le jeune homme.
- « Ce que tu as de mieux à faire c'est d'apprendre à relever les traces et à lancer le javelot, » lui dit le sorcier.
- « Tout cela, je sais le faire, dit le jeune homme, mais la malchance me poursuit. J'ai sans doute attiré sur moi la colère des esprits malins ou des génies malveillants de la forêt; quoi que je fasse, j'ai toujours le dernier rang parmi les jeunes gens de mon âge et je ne trouve même pas à prendre femme. »
- « Je connais un moyen, dit le sorcier, mais il présente de grands dangers. Il me faut savoir quel genre de gibier tu veux chasser et si ta résolution est ferme. Si tu montres la moindre hésitation ou la moindre crainte, je ne pourrai faire rien pour toi. »
- « Je veux être capable de chasser quelque gibier que ce soit, dit le jeune homme, et je veux aussi conquérir une fiancée. Je suis décidé à tout et rien ne me fera peur. »
- « Je connais beaucoup de guerriers intrépides et de chasseurs courageux, mais tous hésiteraient à accepter la proposition que je vais te faire, » dit le sorcier.
- « Pourquoi des guerriers intrépides et des chasseurs courageux ont-ils besoin de ton aide ? Mais, moi qui veux le devenir, je ne peux hésiter, » répondit le jeune homme.
- « Tous, déclara le sorcier, craignent une chose au moins : eux-mêmes. »
- « Avoir peur de soi-même ? S’étonna le jeune homme ; le plus petit gibier ne me redoute pas, si grande est ma malchance, et je suis la risée de mes compagnons. Si je deviens un vaillant chasseur, je ne tournerai quand même pas mes armes contre moi-même. Comment aurais-je peur de moi-même ? »
- « Mes questions avaient pour but de te faire réfléchir sérieusement à ce que tu me demandes, mais je me rends compte que cela était inutile. Qu'il en soit fait selon ton désir. Je te ferai donc devenir le meilleur chasseur parmi les tiens. Si, alors même, tu n'as pas peur de toi-même, ton vœu sera rempli et tout te réussira. Mais si tu as peur de toi-même, je ne sais ce qui pourra te venir en aide. Car on peut se garantir contre tous les maux et toutes les puissances, mais contre soi-même, aucun pouvoir, aucune force ne peut protéger, » dit le sorcier.
Il fit boire au jeune homme une infusion d'épices douées de grands pouvoirs. Il le fit dormir d'un sommeil pendant lequel son esprit voyait au-delà des choses ordinaires et lui faisait entendre des voix qui ne sont pas compréhensibles à un homme éveillé.
Quand il sortit de ce sommeil, le sorcier lui dit:
- « Retourne dans ton village et reprends ta vie accoutumée. Mais ne te rends pas à la chasse avec tes compagnons habituels. Tu sentiras de toi-même quand viendra pour toi le moment d'y aller. Tu seras alors le chasseur le plus heureux mais je crains que tu ne puisses éviter de te rendre compte de ce que c'est que d'avoir peur de soi-même. »
Le jeune homme remercia le sorcier et retourna chez lui.

Les premiers jours, il ne remarqua en lui aucun changement. Il n'accompagnait pas les autres jeunes gens à la chasse, mais eux non plus, malgré leurs railleries habituelles, ne virent pas de changements en lui ou s'ils en virent, ils les mirent sur le compte de sa maladresse.


Illustration tirée d'un livre pour enfant

Une nuit, le jeune homme sentit en lui quelque chose qui le poussait à sortir de sa case. C'était une de ces nuits profondes où personne ne se hasarde à s'éloigner du village. Mais le jeune homme n'éprouvait ni peur ni angoisse, il sentait sa vue plus aiguë et ses muscles plus souples. Il avait à peine franchi le seuil, qu'une force irrésistible le poussa à marcher à quatre pattes et il se rendit compte, sans aucune terreur, mais au contraire avec une grande satisfaction, qu'il s'était changé en léopard.

Il sortit silencieusement des limites du village et se mit à galoper dans la steppe. Il entendit bientôt le piétinement d'un troupeau de gazelles. Elles s'enfuirent, rapides comme le vent, mais il se lança à leur poursuite, se jeta d'un bond puissant sur l'animal qui conduisait le troupeau et lui trancha la gorge de ses mâchoires refermées. La gazelle se débattit, donna des coups de sabots, mais elle succomba. Le jeune homme changé en léopard la jeta sur son échine et la ramena chez lui. Mais sa passion de chasseur n'était pas contentée. Il repartit dans la steppe et fit sa proie d'une seconde gazelle.
Il resta en chasse jusqu'aux premières lueurs de l'aube, puis il rentra au village et, sans que personne ne l'ait vu, il se glissa dans sa case.
Quand il s'éveilla le matin, il était redevenu un homme. Il se leva plus tard que les autres jours en proie à une fatigue inhabituelle. Le souvenir de sa chasse de la nuit était confus dans son esprit et il fut étonné des cris d'étonnement dont ses compagnons le saluaient. Oui, lui, lui-même, avait tué et ramené tout ce gibier qui était amassé au seuil de sa case! De ce jour-là, personne ne se permit plus de parler de lui avec dérision.
Personne, jamais, n'assistait à ses chasses, mais tous pouvaient voir le gibier devant sa maison et il n'y avait plus aucune raison de se moquer de lui. Tous, au contraire, étaient bien forcés de l'admirer comme le chasseur le plus heureux de tout le village et même de toute la contrée.
A plusieurs reprises ses voisins lui demandèrent de les accompagner à la chasse pour qu'ils puissent profiter de sa chance et être témoins de ses exploits. Mais le jeune homme se souvenait des paroles du sorcier ; il savait bien que, à la chasse, il n'était plus un homme mais un léopard, et il ne voulut jamais y consentir. Sa renommée de chasseur s'étendit et, désormais, il était un fiancé recherché. Il osa envoyer ses émissaires au père de la plus belle jeune fille du pays et on ne le repoussa pas.
Vint le jour où il devait, en personne, se présenter chez sa fiancée. Il revêtit ses plus riches vêtements, se munit de présents précieux pour sa fiancée et pour ses compagnes, et s'en alla joyeusement. Il faisait route d'un pas alerte, il se sentait léger et infatigable, il avait envie de courir et le panier qu'il portait lui semblait un fardeau inutile et encombrant. Il songeait à sa fiancée et à toutes les autres jeunes filles, mais sa fiancée lui paraissait surpasser toutes les autres et être la plus désirable. En imagination il voyait la gorge de la jeune fille, sa peau sombre sous laquelle ses veines délicates palpitaient, ses jambes se mirent à se mouvoir toutes seules; il jeta le panier et se mit à courir. Il poursuivit longtemps sa course bondissante et, toujours sans fatigue, il arriva près de l'anse du fleuve où les jeunes filles se baignaient. Il entendit de loin leurs cris joyeux et accéléra son allure, dans la hâte d'arriver. Et il les vit.


Illustration tirée d'un livre pour enfant

Elles s'ébrutaient dans l'eau peu profonde, nageaient entre les rochers et plongeaient dans les trous d'eau. Leurs corps humides brillaient et leurs dents blanches étincelaient. Sa fiancée était de toutes la plus belle et son rire était le plus insouciant. Il parvint à la berge sans être vu et voulut appeler les jeunes filles, mais une des petites filles qui jouaient près du bord l'aperçut et poussa un cri.
Il ne comprit pas ce qu'elle avait crié mais il vit toutes les jeunes filles se dresser hors de l'eau et le regarder avec des visages épouvantés. Elles poussèrent des cris de terreur, se précipitèrent en désordre vers l'endroit où elles avaient laissé leurs vêtements et se renversant l'une l'autre, prises de panique, elles tentèrent d'escalader la rive de terre sèche. Lui non plus ne perdit pas de temps. Il bondit vers l'endroit où la rivière formait un rapide entre de gros rochers, sauta d'un rocher à l'autre et barra la route aux jeunes filles.
Elles cessèrent de crier. Toutes essayaient par tous les moyens de lui échapper. Il vit sa fiancée, mince et belle, fuir à travers la steppe. Il la poursuivit si vite que ses pattes ne touchaient plus l'herbe, il la rejoignit, déjà il voyait ses talons s'agiter devant lui et cherchait une place tendre sur son cou. Un dernier saut et elle serait à lui.


Mais un trouble le saisit. Il ralentit l'allure et s'examina lui-même et il se rendit compte que ce n'était pas vraiment lui, mais le léopard qui était en lui qui poursuivait la jeune fille, qu'il ne la désirait pas comme femme mais comme proie, qu'il ne souhaitait pas qu'elle vive à ses côtés mais qu'elle repose morte sous ses pattes.
Mais il ne pouvait pas s'arrêter. Sa proie fuyait devant lui et il courait à sa poursuite. Il sentit son corps se ramasser pour le dernier bond.
- « Mais je n'ai pas le droit de faire cela, » s'écria-t-il, mais ce fut le feulement rauque du léopard qui lui sortit de la gorge. Il vit sa fiancée regarder derrière elle, il aperçut ses grands yeux, dilatés par la terreur, puis elle se couvrit le visage de ses mains fines. Elle trébucha, tomba et se recroquevilla dans l'herbe, attendant la morsure de ses crocs acérés.
- « Non, je n'en ai pas le droit, je n'en ai pas le droit », voulut-il crier de nouveau et il banda toutes ses forces pour stopper son bondissement. La nuit se fit devant ses yeux et il bondit, puis il retomba inerte, il ne sentait pas la chaleur du sang sur ses doigts.

Quand il reprit conscience, un instant après, il était redevenu un homme. Il était si faible qu'il eut du mal à se relever. Il jeta un regard autour de lui mais sa fiancée avait disparu. Il n'osait pas regarder dans la direction où il pensait qu'elle était partie, il s'en alla dans le sens opposé et, la tête inclinée, d'un pas lent, il retourna d'où il était venu. Il ne se rendit pas compte comment il traversa la rivière. Il se dirigeait lentement vers son village ; il retrouva son panier à l'endroit où il l'avait jeté et, avec tristesse, il contempla les cadeaux qu'il renfermait. Puis il reprit courage, il arriva chez lui après le crépuscule.
Pendant quelques jours, il resta enfermé dans sa case, couché sur son lit. Il ne parlait pas avec ses amis qui venaient le trouver, il refusait obstinément de répondre à leurs questions, il redoutait par-dessus tout la venue de la nuit. Non pas vraiment de la nuit, mais de lui-même, de ses instincts et du pouvoir qu'il savait être en lui. Quand, après quelques jours, il fut un peu mieux, sa première pensée fut pour le sorcier. Il comprenait maintenant ce que celui-ci avait voulu lui faire entendre, il savait ce que c'était que d'avoir peur de soi-même !


Illustration tirée d'un livre pour enfant

Il s'y rendit dès qu'il se sentit capable de faire la route. Le vieux sorcier le reçut sur le seuil de sa case, un sourire indéfinissable sur les lèvres.
- « Je sais déjà, mon fils, ce qui t'amène chez moi. Je savais, quand tu es venu pour la première fois, que tu connaîtrais cette peur qui est le plus terrible des sentiments humains. Mais je t'ai bien dit qu'il n'y avait aucun recours. Je ne peux rien pour toi, » dit-il.
- « Il n'y a donc aucun moyen de me délivrer de cette malédiction qui m'a paru, au début, être une bénédiction, » gémit le jeune homme.
- « Ce moyen existe, mais il est encore plus coûteux que le premier, je ne sais pas si tu es prêt à en payer le prix. »
- « J'abandonnerai volontiers ma renommée de grand chasseur et je veux bien redevenir, comme jadis, la risée de tous, » dit le jeune homme.
- « Le prix que tu offres est bien peu de chose, » dit le sorcier en souriant tristement. « Mais même ce prix si bas, tu ne peux le payer. Écoute ! Le renom qu'un homme a acquis, tu le sais très bien, qu'il soit bon ou mauvais, il ne peut y renoncer par sa simple volonté. Les moqueries ont cessé parce qu'on t'a cru un bon chasseur et c'est en tant que bon chasseur que l'on se souviendra de toi, même quand tu seras mort depuis longtemps. »
- « Quel est donc le prix qu'il me faut payer? » demanda le jeune homme.
- « Ce n'est qu'au prix de ta vie que tu peux racheter la peur constante de faire du mal à ceux que tu aimes, » dit le sorcier.
- « Ma vie! » s'exclama le jeune homme.
- « J'ai dit, » rétorqua le sorcier.
- « Hé bien, dit le jeune homme, je payerai ce prix. Je préfère mourir sur l'heure que craindre ma vie durant de faire du mal aux gens que j'aime. »

Le sorcier fit boire à nouveau au jeune homme une infusion d'épices douées de grands pouvoirs. Il le fit dormir d'un sommeil pendant lequel son esprit voyait au-delà des choses ordinaires et lui faisait entendre des voix qui ne sont pas compréhensibles à un homme éveillé. Et, cependant, il prononçait au-dessus de lui une conjuration et les noms secrets des esprits et des dieux.
Quand le jeune homme sortit de ce sommeil, le sorcier lui dit:
- « Retourne dans ton village et reprends la vie que tu menais avant de devenir celui que tu as été jusqu'à présent. Tu ne seras plus un chasseur mais ce que tu as appris pendant cette période, tu ne l'oublieras plus jamais. Il te restera l'expérience et elle te procurera le renom d'un homme sage. Il faudra que tu vives comme un honnête homme ; c'est le prix que je t'ai demandé et que tu as accepté de payer. »
Le jeune homme retourna chez lui et n'ambitionna plus de devenir un grand chasseur. Le bruit se répandit qu'il était sage et les gens lui confièrent sans crainte leurs biens. Il se montra digne de leur confiance, devint propriétaire de grands troupeaux et obtint la fiancée qu'il désirait, qui s'était rétablit de sa peur et de ses blessures. Et s'il l'obtint, ce ne fut pas comme proie, mais comme récompense.


Illustration tirée d'un livre pour enfant

Ce récit provient de l’ouvrage pour la jeunesse des Éditions Gründ : « Histoires fantastiques », édité en 1975.
Ce conte met en exergue le Désir, sentiment profondément inscrit en nous, jamais vraiment assouvi, et qui déclenche des aventures parfois hasardeuses. Mais, ne réagissons pas comme des missionnaires, soumis ou enchaînés à la loi du bien et du mal, car la vie n’est qu’expériences et selon ce concept, un acte de désir peut entraîner au bout du compte/conte, une certaine sagesse. Ceci est le premier point.
Mais l’essence de ce conte tient dans l’élément essentiel à toutes les spiritualités véritables :
l’oubli de soi, la reddition de soi selon la voie chrétienne, la véritable soumission selon l’Islam ou la conscience de la parfaite illusion de la personnalité : construction du mental qui doit être lâchée, selon les orientaux. Ainsi, le chemin spirituel que parcoure chaque homme ou femme, dévoile, après les marches de la connaissance de soi, le sacrifice total de l’être. Concepts, sentiments, désir d’action…tout s’efface finalement, pour ne laisser la place qu’a notre état originel.
La sagesse dont parle ce conte place l’être face à une dimension Divine, que recherchent tous les « spirituels » de par le monde.
Elle démontre également qu’il existe bien une "Gnose Africaine" totalement méconnue, et peut-être définitivement perdue.

Certains mythes et légendes du continent noir évoquent en filigrane cette sagesse spirituelle, et nous pouvons les redécouvrir à condition de dépasser nos propres conditionnements liés à la culture et au mental.

L'Aède