Reflets des Désirs et Mythe de la Caverne
Voyons nous véritablement la réalité ?
Et ainsi, ne nous trompons nous pas régulièrement dans nos choix et nos désirs ?
Les attraits des choses superflues ou accessoires ne cachent-ils pas un désir plus profond ? Ce Désir, évident pour toute personne qui s’interroge sur son existence, est recouvert régulièrement d’un linceul par les lumières exaltantes de nos villes. Jusqu’à un certain moment…
C’est cette notion philosophique très ancienne qui m’est revenue à l’esprit, à la lecture de cette petite légende de Mélanésie :
"Un peu de soleil dans la mer"
Un jour, six pêcheurs dans leur pirogue s'en vont à la pêche au dauphin. Ils rament dans le lagon bleu. Ils chantent, le visage ensoleillé, pour se donner du cœur. Et voilà que le premier à la proue de la barque tout à coup se dresse tout droit. Il vient de voir, là, sous les vagues, quelque chose d'étincelant qui l'émerveille.
- Mes amis, dit-il, je crois que je viens de découvrir un trésor de nacre. Ramez à l'envers, arrêtez la pirogue, il faut aller le chercher.
Les six hommes se penchent sur la mer. Ils regardent, les yeux écarquillés, les mains en auvent sur le front. On dirait en effet qu'un objet brille au fond de l'eau.
- C'est vrai, disent-ils, tu as sûrement raison. Ce doit être un trésor de nacre. »
Celui qui l'a vu le premier se retourne vers ses compagnons:
- Attendez-moi, dit-il, je vais le chercher.
Il plonge. Il nage sous les vagues aussi profond qu'il peut, puis il remonte. Son visage émerge sur l'eau, ruisselant, dépité. Il n'a pas pu atteindre le trésor. Alors, il dit:
- Revenons au rivage. Allons chercher des pierres et des lianes. Nous attacherons ces pierres à nos pieds, ainsi nous pourrons descendre au fond de l'océan jusqu'à cet objet qui brille, jusqu'à cette nacre merveilleuse.
Ils font ainsi, et ils reviennent. Le premier, alourdi de cailloux, se laisse glisser dans l'eau bleue. Les autres dans la pirogue le regardent descendre et disparaître. Puis ils attendent. Au bout d'un moment un homme dit :
- Maintenant il devrait être revenu. Ce trésor doit être trop lourd pour lui seul. Je vais l'aider.
A son tour, il descend, une pierre à chaque pied. Quelques longues minutes passent. Dans l'eau transparente ne monte plus la moindre bulle d'air.
- Ils sont en train de se noyer, disent les hommes. Décidément ce trésor doit être colossal. Il faut aller les aider.
Ils descendent, les uns après les autres, sous les vagues.
La pirogue vide se balance sur la mer. Les homme ne remontent pas.
Aucun n'est jamais revenu du fond de l'eau pour raconter la fin de l'histoire. Mais je vais vous la dire, elle est simple : ces hommes avaient pris pour un trésor de nacre un rayon de soleil. Un simple rayon de soleil qui jouait dans l'eau bleue. (1)
Le fait de chercher continuellement à attraper des choses pour remplir notre existence, pour étancher une soif dont nous ne sommes bien souvent pas conscients, cette habitude est tellement ancrée en nous, tellement normale dans notre civilisation, que personne n’y fait attention. Ce désir fondamental qui s’exprime ainsi dans toutes ses manifestations, vient d’un espace intérieur selon l’enseignement de toutes les spiritualités et c’est ce qu’il nous faut redécouvrir. Il est intéressant de constater que tous les systèmes idéalisés (religieux ou philosophiques), cultivés par nos civilisations en parlent, mais qu’elles ont aussi la fâcheuse habitude de recouvrir cette puissante notion de théories, de concepts et de rites…
La question de ce Désir est en elle-même le départ et la solution… Cette nécessité du retour vers l’absolu en soi avait déjà été évoqué dans le « mythe de la caverne » de Platon.
En voici l’extrait de "La République", livre VII.
Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
- Je vois cela, dit-il.
Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
- Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
Ils nous ressemblent, répondis-je; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face?
- Et comment? Observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie?
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même?
- Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?
- Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux?
- Non, par Zeus, dit-il.
Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.
- C'est de toute nécessité.
Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres.
Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste?
Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant?
- Beaucoup plus vraies, reconnut-il.
Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? n'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre?
- Assurément.
Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies?
- Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.
Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.
- Sans doute.
À la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
- Nécessairement, dit-il.
Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.
- Évidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.
Ainsi, plus de deux mille ans plus tard, la quête est toujours la même, mais les désirs se sont multipliés et l’avidité de notre civilisation est devenue d’une puissance extrême. La folie du « toujours plus », cette idéologie d’une évolution sans limite, arrivera t-elle à noyer l’humanité dans l’océan de désirs qu’elle créé continuellement ?
Ou l’être humain se retournera t-il vers lui-même, sans béquilles (gourous, prêtres ou systèmes philosophiques) pour laisser cette Interrogation s’exprimer d’elle-même ?
L'Aède
Notes : Cette légende est tirée de l’ouvrage "L’arbre à soleils" de Henri GOUGAUD. Elle provient soit de Mélanésie ou des Nouvelles-Hébrides, sans plus de précisions de l’auteur.