Légendes de l'Aède

Ivan et les 3 royaumes


Pour quelle raison trouve t-on très souvent une triple répétition dans les contes ?
Pour quelle raison les conteurs s’appuient t-ils autant sur cette forme orale répétitive, jusqu'à redire les mêmes phrases sans plus de nécessité ?
Peut-être est-ce, comme certains le proposent, le simple fait de prolonger le plaisir de conter ?
Cette explication est sans doute par trop simpliste, quand on lit certaines légendes merveilleuses dans lesquelles ces figures répétitives sont très fortement développées. Elles ont donc un sens,,, elles signifient forcement quelque chose…. Mais quoi ?


dessin du tsar de russie

Nous allons essayer de faire sortir du "grand sac" de l’oralité, cet aspect triple des contes. Et pour cela nous avons trouvé une légende parfaite, intitulée :
Les trois royaumes
collectée par le russe Afanassiev, et plus exactement la seconde variante sous-titrée :
L’Ouragan. (1)
« En un certain royaume, vivaient le tsar Blanc Blanchet et son épouse, la tsarine Anastasie à la tresse d'or. Ils avaient trois fils, le plus jeune s'appelait Ivan-tsarévitch.
Un jour, la tsarine alla se promener dans le jardin avec ses servantes. Tout à coup, l'Ouragan se mit à souffler en tempête et il l'emporta Dieu sait où. Le tsar s'affligea, se lamenta, mais ne sut qu'entreprendre. Quand les tsarévitchs furent grands, il leur dit :
« Mes chers enfants, qui d'entre vous veut partir à la recherche de sa mère ? »


dessin de chevalier russe

Les frères aînés s'équipèrent et prirent la route. À son tour, le benjamin demanda à son père son consentement.
«  Non, dit le tsar, non fils, ne pars pas ! Je suis vieux, ne m'abandonne pas !
- Père, je t'en prie ! Je brûle de parcourir le vaste monde à la recherche de ma mère ! »
Le tsar protesta, protesta encore, enfin, il céda :
« Allons, va, je ne te retiens pas, que la chance te sourit! »
Ivan-tsarévitch sella son bon coursier et s'en fut. Il chevaucha, chevaucha, le temps passa, enfin, il atteignit la lisière d'une forêt. Dans la forêt se trouvait un somptueux palais. Ivan-tsarévitch pénétra dans la cour, vit un vieil homme et lui dit :
« Longue et heureuse vie à toi, vieil homme! - Sois le bienvenu, vaillant gaillard! Qui es-tu ? - Je suis Ivan-tsarévitch, fils du tsar Blanc Blanchet et de la tsarine Anastasie à la tresse d'or. - Eh mais, tu es mon neveu ! Voyons, cher neveu, quelle bonne fortune t'amène ? - Je suis à la recherche de ma mère, saurais-tu où elle est, mon oncle ? Hélas, non, je ne le sais pas. Mais je vais faire ce que je peux pour t'aider. Tiens, voici une boule, fais-la rouler devant toi. Elle te conduira jusqu'à une montagne escarpée. Au pied de la montagne s'ouvre une grotte. Entre, tu verras là des ongles de fer, enfile les aux mains et aux pieds, puis grimpe sur la montagne. Qui sait si tu n'y trouveras ta mère, Anastasie à la tresse d'or! »
Voilà qui est bien. Ivan-tsarévitch prend congé de son oncle et jette la boule devant lui: la boule roule, roule, il la suit. Et le temps passa. Soudain, dans la vaste plaine, il aperçut des troupes nombreuses.
C'étaient ses frères qui avaient établi là leurs quartiers. Ils l'abordèrent : « Ivan-tsarévitch! Toi ici! Et où vas-tu? - Bah, dit-il, je m'ennuyais à la maison. Aussi ai-je eu l'idée de partir à la recherche de ma mère. Mais renvoyez vos troupes et faisons route ensemble! »
Ainsi fut fait et tous trois chevauchèrent de conserve à la suite de la boule. Dans le lointain apparut une montagne escarpée, raide, haute à faire peur, et dont le sommet s'appuyait sur les nuages. La boule roula droit à la grotte.
Ivan-tsarévitch descendit de cheval et dit: « Je vous laisse mon bon coursier, mes frères. Je vais grimper sur la montagne. Vous, restez là. Attendez-moi trois mois tout juste. Si dans trois mois je ne suis pas rentré, c'est qu'il n'y aura plus à m'attendre! »
Les frères pensent : « Grimper sur une montagne pareille, mais il va se casser le cou ! » Tout haut, ils disent: « Fais bonne route, nous t'attendrons! »
Ivan-tsarévitch s'approche de la grotte, avise une porte de fer, y donne un grand coup, la porte s'ouvre, il entre ; tout seuls, les ongles de fer viennent s'enfiler à ses mains et à ses pieds. Alors il se mit à grimper sur la montagne, il grimpa un mois entier, (trente jours) à grand-peine il atteignit le sommet. Après un peu de repos, il se remit en marche. Il chemina, chemina, devant lui surgit un palais de cuivre. Au portail se dressaient d'horribles dragons, attachés à des chaînes de cuivre. Non loin de là était un puits avec un seau de cuivre, pendu à une chaîne de cuivre. Ivan-tsarévitch puisa de l'eau, abreuva les dragons. Ils se calmèrent et se couchèrent.


dessin de chevalier

Dans les formes habituelles des légendes merveilleuses, c’est le premier personnage rencontré par le héros qui aurait donné le conseil d’abreuver les dragons. Ici, c’est un geste semble t-il spontané, ou, de par la noblesse d’âme du jeune homme.
Le tsarévitch entra. Au-devant de lui bondit la reine du royaume de cuivre : « Qui es-tu, vaillant gaillard ? - Je suis Ivan-tsarévitch. - Est-ce de ton plein gré que tu es venu jusqu'ici ? - Mais oui! Je suis à la recherche de ma mère, Anastasie à la tresse d'or. Elle a été enlevée dans le jardin par l'Ouragan. Saurais-tu où elle est ? - Non, je ne le sais pas. Mais non loin d'ici habite ma seconde sœur, la reine du royaume d'argent. Peut-être te le dira-t-elle! » Et elle lui donna une boule de cuivre et un anneau de cuivre : « La boule, dit-elle, te conduira jusque chez ma seconde sœur. Quant à l'anneau, il contient tout le royaume de cuivre. Quand tu auras vaincu l'Ouragan qui me détient moi aussi et me visite tous les trois mois, ne me laisse pas languir, délivre-moi et emmène-moi avec toi! - Bien! », dit Ivan-tsarévitch, et il prit la boule de cuivre.
La boule roule, il la suit. Le temps passa. Il parvint au royaume d'argent et vit un palais plus beau que le premier, tout en argent. Au portail, d'horribles dragons étaient attachés à des chaînes d'argent. Près d'eux était un puits avec un seau d'argent. Ivan-tsarévitch puisa de l'eau, abreuva les dragons qui se couchèrent et le laissèrent passer.
La reine du royaume d'argent vint à sa rencontre : « Depuis bientôt trois ans, prononça-t-elle, que le tout-puissant Ouragan me détient ici prisonnière, je n'avais jamais flairé, jamais perçu de carcasse russe ; mais voici qu'aujourd'hui il en est une pour venir jusqu'à moi. Qui es-tu, vaillant gaillard ? - Je suis Ivan-tsarévitch. - Comment es-tu venu jusqu'ici ? Est-ce de gré ou de force ? - Oh, de mon plein gré, je suis à la recherche de ma mère. Elle se promenait dans le jardin lorsque s'est levé l'Ouragan qui l'a emportée Dieu sait où. Saurais-tu où elle est ? - Non, je ne le sais pas. Mais non loin d'ici vit ma sœur aînée, la reine du royaume d'or; elle s'appelle Hélène la Belle et peut-être te le dira-t-elle. Tiens, voici une boule d'argent, fais-la rouler devant toi et marche à sa suite, elle te conduira au royaume d'or. Mais prends garde : quand tu auras tué l'Ouragan qui me retient prisonnière et me visite tous les deux mois, ne me laisse pus languir, délivre-moi et emmène-moi avec toi! » Là-dessus, elle lui donna un anneau d'argent : « Cet anneau contient tout le royaume d'argent ! »
Ivan-tsarévitch fit rouler la boule et marcha à sa suite. Le temps passa, devant lui surgit un palais d'or qui brillait comme le feu. Au portail se dressaient d'horribles dragons, attachés à des chaînes d'or. Non loin de là était un puits avec un seau d'or, pendu à une chaîne d'or. Ivan-tsarévitch puisa de l'eau et abreuva les dragons. Ceux-ci s'apaisèrent et se couchèrent.
Le tsarévitch entra. Hélène la Belle l'accueillit : « Qui es-tu, vaillant gaillard ? - Je suis Ivan-tsarévitch.
- Comment es-tu venu jusqu'ici, de gré ou de force ?
- Oh, de mon plein gré, je suis à la recherche de ma mère, Anastasie à la tresse d'or. Saurais-tu où la trouver ?
- Je le sais, certes! Ta mère vit non loin d'ici et l'Ouragan la visite une fois par semaine. Moi, il me visite une fois par mois. Tiens, voilà une boule d'or, fais-la rouler et marche à sa suite, elle te conduira où il faut. Et prends aussi cet anneau d'or, il contient tout le royaume d'or ! Mais souviens-toi, tsarévitch : quand tu auras vaincu l'Ouragan, ne me laisse pas languir, délivre-moi et emmène-moi avec toi ! - Bien, dit-il, je ne l'oublierai pas! »


illustration de chevalier

Nous avons là trois phases parcourues par un valeureux jeune homme. Dans cette légende la valeur « triple » est particulièrement présente ; ainsi nous trouvons trois frères, trois épisodes semblables où trois boules guident Ivan et permettent la découverte des trois royaumes, ainsi que des périodes allant de trois mois ou de trente jours. Quand Ivan arrive aux portails ou se tiennent les dragons, il apaise les gardiens grâce au puits où il trouve un seau pendu à une chaîne de même métal : trois éléments reliés qui lui permettent d’entrée.
Cette omniprésence du nombre trois et ses multiples est vraiment surprenante. Si Georges Dumézil y a accolé sa théorie des trois fonctions c’est que ce nombre est intimement lié aux actes produits par les hommes. Mais que l’espace social humain (indo-européen ou autres) soit divisible en trois sections, ne doit pas masquer le sens intime du chiffre trois, et son pouvoir.
Quel est donc ce pouvoir ?


dessin d'un pope devant son église

Essayons de percevoir cette manifestation à travers le sacré universel, tous en restant dans le domaine indo-européen…
Ainsi, nous trouvons trois divinités régentes et créatrices dans les cosmogonies hindoues et grecques : Vishnu, Shiva, Brahma, et Chaos, Gaia, Eros. Ce n’est pas le seul exemple. Cela signifie que la création de l’univers doit sa structure à trois forces, ce que les anciens hindous dans la philosophie Samkhya, ont exprimé également par les « gunas ». Selon cette philosophie, chaque individu, chaque forme est donc constitué de trois « qualités » intriquées, plus ou moins en équilibre en fonction de leurs agencements respectifs :
- Sattva qui est le sens de l’existence, avec la connotation de vertu, de lumière, de pureté, de vérité, à la couleur blanche.
- Rajas qui est l’énergie, avec la connotation de puissance, de désir, de mouvement, avec la couleur rouge.
- Tamas qui est l’inertie, le doute, empli de ténèbres et dont la couleur est le noir.
Krishna enseigne également les trois Gunas à Arjuna dans la « Bhagavad-Gita » : Sattva est la vérité qui est attachée au bonheur et à la connaissance. Rajas est l’instinct liés aux tendances et à l’action. Tamas est l’ignorance créant l’obscurité et la paresse.
Ainsi dans les légendes indo-européenne, il est donc normal que ces trois phases apparaissent, et que les héros réussissent trois épreuves avant de trouver l’objet de la quête ou de délivrer la princesse. Car ces trois phases désignent forcement une forme de connaissance de soi arrivée à maturité. La parfaite conscience des moteurs psychologiques et instinctifs, ainsi que la force des sentiments qui mènent chaque personnalité.

Mais reprenons la légende des trois royaumes :


dessin du peuple russe

« Ivan-tsarévitch fit rouler la boule et marcha à sa suite. Il alla, alla, parvint en vue d'un palais tout embrasé de diamants et de pierreries. Au portail, sifflaient des dragons à six têtes. Ivan-tsarévitch les abreuva. Les dragons s'apaisèrent et le laissèrent passer. Le tsarévitch traversa des salles en enfilade, et, dans la plus éloignée, il aperçut sa mère : assise sur un trône élevé, elle était revêtue d'habits magnifiques et couronnée de riches joyaux. Tournant la tête, elle reconnut son visiteur :
« Ah, mon Dieu ! Est-ce bien toi, mon fils chéri ? Comment es-tu venu jusqu'ici ? »
Il ne lui cacha rien : « Je suis venu te chercher. - Oh, mon fils, voilà qui n'est pas chose aisée ! Tu sais que sur cette montagne règne le puissant Ouragan. Tous les esprits lui sont soumis. C'est lui qui m'a enlevée et c'est avec lui qu'il va te falloir lutter. Allons vite à la cave ! »
Ils descendirent à la cave. Il y avait là deux cuves remplies d'eau, l'une à main droite, l'autre à main gauche. La tsarine Anastasie à la tresse d'or prononça :
« Bois l'eau qui est à main droite ! » Ivan-tsarévitch but.
« À, présent, que peux-tu faire ? D'une main, je peux mettre le palais sens dessus dessous ! - Bois encore ! » Ivan-tsarievitch but.
« Et maintenant ? - Maintenant, si je le veux, c'est le monde entier que je peux mettre sens dessus dessous ! - Voilà qui est bien ! Maintenant, change ces cuves de place : celle qui est à droite, mets-la à gauche, et celle qui est à gauche, mets-la à droite! »
Ivan-tsarévitch prit les cuves et les changea de place. « Vois-tu, mon fils chéri, dans l'une de ces cuves est l'eau de force, dans l'autre l'eau de faiblesse. Quiconque boit la première devient aussi fort que le plus fort des preux ; quiconque boit la seconde éprouve la plus grande faiblesse ! L'Ouragan boit toujours l'eau de force et la met à main droite. Aussi nous faut-il le tromper si nous voulons venir à bout de lui ! »
Ils retournèrent au palais.
« L'Ouragan ne va pas tarder, dit la tsarine à Ivan-tsarévitch, cache-toi sous mon manteau de pourpre afin qu'il ne te voie ! Dès qu'il se jettera sur moi pour m'embrasser, attrape-le par sa massue. Il s'élèvera haut, très haut, il te traînera au-dessus des mers et des précipices. Prends soin de ne pas lâcher la massue. Quand il sera las, il voudra boire l'eau de force, il descendra jusqu'à la cave et se jettera sur la cuve qui est à main droite; toi, pendant ce temps, bois dans celle qui est à main gauche. Lorsque tu le verras tomber de faiblesse, saisis son glaive et, d'un coup, tranche-lui la tête. Tu entendras alors des voix crier : « Encore, encore une fois ! » Surtout, ne les écoute pas, réponds : « Un bras valeureux ne frappe jamais deux fois ! »
À peine Ivan-tsarévitch était-il caché sous le manteau de pourpre que soudain le jour s'obscurcit, les murs tremblèrent, l'Ouragan s'abattit sur le palais. Venant frapper la terre, il se fit vaillant gaillard et entra, une massue de combat à la main : « Pouah, pouah, cela sent comme une odeur russe ! Tu as eu une visite ? »
La tsarine de répondre : « C'est une idée que tu te fais ! » Alors l'Ouragan se jeta sur elle pour l'embrasser ; Ivan-tsarévitch en profita pour bondir jusqu'à la massue.
« Je vais faire de toi deux bouchées ! hurle l'Ouragan
- C'est ce qu'on va voir! », rétorque Ivan-tsarévitch.
L'Ouragan se précipite vers la fenêtre, puis fonce vers l'horizon. Il traîne, traîne Ivan-tsarévitch. Au dessus des montagnes, il menace : « Attends un peu que je te brise les os ! » Au dessus des mers, il recommence : « Attends un peu que je te jette à l'eau ! »
Mais ses menaces, Ivan-tsarévitch n'en a cure, il tient bon la massue. L'Ouragan parcourut tout l'univers. À bout de forces, il se mit à ralentir. Il descendit jusqu'à la cave, courut à la cuve qui était à main droite et but l'eau de faiblesse. Ivan-tsarévitch, lui, se précipita à gauche, but l'eau de force et devint aussi fort que le plus fort des preux. Quand il vit l'Ouragan tomber de faiblesse, Ivan-tsarévitch s'empara de son glaive tranchant et, d'un coup, lui fit voler la tête. Derrière retentirent des voix : « Encore, encore, sinon elle va repousser! - Non, répondit Ivan-tsarévitch, un bras valeureux ne frappe jamais deux fois! »
Sur-le-champ, il fit un feu de bois, brûla le corps et la tête, et dispersa les cendres aux quatre vents. On peut imaginer la joie de sa mère : « Allons, mon fils chéri, dit-elle, réjouissons-nous, régalons-nous et prenons le chemin du retour : j'en ai assez d'être ici où il n'y a pas un être humain ! - Mais qui te sert ? - Tu vas voir ! » Ils n'eurent pas plutôt souhaité manger que la table se garnit toute seule, mets et boissons apparurent d'eux-mêmes. La tsarine et le tsarévitch mangèrent et burent leur content, puis se reposèrent.
Ivan-tsarévitch dit: « Allons, mère, il est temps! Mes frères nous attendent au pied de la montagne et, chemin faisant, il nous faut délivrer les trois reines qui vivaient chez l'Ouragan! »


Illustration de tsarine

Après les trois épreuves, après donc, une certaine connaissance de soi, vient obligatoirement la confrontation avec l’ego. C’est à la seule condition que l’être puisse réussir à maîtriser cette force/conscience, que peut advenir la libération du principe spirituel au tréfonds de l’être (personnifié par la mère dans ce conte) ou de la libération d’un espace en soi, de nouveau libre de la folie des peurs, des désirs et des pulsions désordonnées de l’ego.
La puissance de l’ego est ici parfaitement illustrée par l’Ouragan, une force qui emporte tout, même et surtout la conscience de l’homme et le plonge dans l’inconscience de l’ignorance.
Mais la légende ne finit pas là, il faut que le héros et sa mère retournent dans leur royaume originel. Examinons les dernières péripéties qui mèneront le héros à revenir finalement dans le royaume de son père.


« Ivan-tsarévitch et sa mère s'apprêtèrent et se mirent en route. Ils passèrent prendre la reine du royaume d'or, puis celle du royaume d'argent, enfin celle du royaume de cuivre. Ensemble, ils gagnèrent la descente. À l'aide des draps dont on s'était muni, Ivan-tsarévitch fit descendre d'abord sa mère, puis Hélène la Belle et ses deux sœurs.
Tout en bas, les deux frères attendaient et, en eux-mêmes, ils songeaient: « Laissons Ivan-tsarévitch là-haut et conduisons au tsar notre mère et les trois reines, en disant que c'est nous qui les avons ramenées ! » « Hélène la Belle est pour moi, dit l'aîné, toi, tu prendras la reine du royaume d'argent. Quant à la reine du royaume de cuivre, on la donnera à un général ! »
Aussi, quand vint le tour d'Ivan-tsarévitch, les frères aînés déchirèrent les draps, lui coupant ainsi la route du retour. Que faire ?
Après avoir bien pleuré, Ivan-tsarévitch rebroussa chemin. Il traversa le royaume de cuivre, le royaume d'argent et le royaume d'or. Il arrive au royaume de diamants, personne là non plus. Quel ennui mortel ! Tout à coup, sur la fenêtre, il avise un pipeau, s'en saisit : « Jouons pour tromper l'ennui! », se dit-il. Au premier son tiré, voilà que surgissent un boiteux et un borgne: « Que désires-tu, Ivan-tsarévitch ? - J'ai faim. »
En un tournemain, la table fut mise, elle se couvrit de mets savoureux et de boissons enivrantes. Tout en se restaurant, Ivan-tsarévitch pensait : « Un petit somme serait fort à propos. » Il souffle dans son pipeau, le boiteux et le borgne apparaissent: « Que désires-tu, Ivan-tsarévitch ? - J'ai sommeil! » Aussitôt, le lit fut prêt, il se coucha, dormit d'un somme jusqu'au matin.
Au réveil, il reprit son pipeau: « Que désires-tu ? s'enquirent le boiteux et le borgne. - Mais alors, on peut tout demander ? - Tout, Ivan-tsarévitch! Nous obéissons à quiconque souffle dans ce pipeau. C'est ainsi que nous avons servi l'Ouragan et que nous te servons à présent: il te faut simplement avoir toujours sur toi ce pipeau. - Eh bien, dit le tsarévitch, ramenez-moi tout de suite dans mon pays natal ! »

dessin de Babayaga

Il semble que les trois phases soient toujours actives puisque Ivan doit repasser par les trois royaumes, jusqu'au royaume de diamants, le palais de l’Ouragan, où il trouve ce pipeau extraordinaire.
Cette énergie triple à l’origine de toute forme de vie est toujours présente, peut-être encore plus vive que précédemment, puisque a présent la conscience de la personnalité a acquis une forme de maîtrise de l’ego et une clairvoyance de son état fondamental spirituel (la mère délivrée).
Maintenant que peuvent bien illustrer le boiteux et le borgne dans cette aventure ?
Ce sont deux aspects du pouvoir magique qui était au service de l’Ouragan, donc de la puissance de l’ego. Ces aspects ne sont pas parfaits : c’est ce que désigne leur imperfection physique. C’est à se demander, s’ils étaient parfait ce que seraient leurs pouvoirs ?
Cette légère anomalie physique est donc là intentionnellement, pourquoi ?
Serait-il concevable que les pouvoirs de l’ego soient illimités ?
Alors, qu’au contraire dans la vie de tous les jours, nous ne pouvons que constater la bêtise des désirs incontrôlés et la stupidité de l’orgueil humain, aux ordres d’un ego survolté. (Toute personne exerçant un Pouvoir devrait suivre une thérapie pour ne pas être l’esclave de ces deux éléments. Ceci devrait être un Garde-fou pour toute véritable démocratie)

Mais poursuivons le conte…

« À peine eut-il prononcé ces mots qu'il se retrouva dans son pays, en plein marché. À sa rencontre avance un cordonnier, bon vivant si jamais il en fut. Le tsarévitch lui demande: « Où vas-tu, brave homme ? - Je vais vendre mes chaussures, je suis cordonnier. - Prends-moi comme apprenti. - Mais tu sais faire des chaussures ? - Je sais tout faire, des chaussures, des robes aussi, en cas de besoin. - Alors, viens ! »
Ils arrivent chez le cordonnier; celui-ci dit : « Allez, mets-toi à l'ouvrage, que je voie si tu t'y connais ! Voici du cuir et du meilleur ! » Ivan-tsarévitch se rendit dans sa chambre, sortit son pipeau, souffla, le boiteux et le borgne apparurent : « Que désires-tu, Ivan-tsarévitch ? - Des chaussures pour demain. - Voilà qui est tâche aisée. - Prenez le cuir. - Du cuir, ça ? Bah, c'est tout juste bon à jeter par la fenêtre! »
À son réveil au matin, le tsarévitch aperçut sur la table de belles chaussures, tout ce qu'on pouvait désirer de plus beau. Le patron se leva : « Eh bien, mon gars, les chaussures, elles sont prêtes ? - Bien sûr! - Fais voir! » Il jeta un coup d'œil sur les chaussures, se récria: «Mais ce n'est pas un apprenti que tu es, c'est un maître, et chevronné encore ! En voilà, une aubaine ! » Il prit les chaussures, les emporta au marché pour les vendre.
Or, chez le tsar, on s'apprêtait à célébrer trois mariages, celui du fils aîné et d'Hélène la Belle, celui du second fils et de la reine du royaume d'argent, enfin celui de la reine du royaume de cuivre avec un général. Il fallait acheter les toilettes. Hélène la Belle avait besoin de chaussures. Celles de notre cordonnier se trouvaient être les plus belles du pays. On le convoqua au palais.
À la vue des chaussures, Hélène la Belle s'étonna: « Mais il n'y a que sur la montagne que l'on sait faire des chaussures pareilles ! » Elle paya au cordonnier un bon prix, puis lui ordonna: « Tu vas m'en faire une autre paire sans prendre ma pointure ! Qu'elles soient cousues d'or et d'argent, incrustées de pierres précieuses et de diamants. Et qu'elles soient prêtes pour demain! Sinon, tu seras pendu! »

Le cordonnier prit l'argent et les pierres précieuses. Il s'en retourna, plus sombre que la nuit: « Malheur à moi! se lamentait-il, Que faire à présent ? Qui irait coudre, pour demain, des chaussures pareilles et encore, sans connaître la pointure ? Je serai pendu demain, c'est sûr! Allons tout droit nous soûler! »
Il entra à l'auberge. Ses amis, car il n'en manquait pas, lui dirent: « Qu'as-tu à faire cette tête, frère ? - Ah, bonnes gens, demain on me pend haut et court! - Qu'est-ce que tu racontes? » Le cordonnier conta ses malheurs: « Me mettre au travail, à quoi bon? Mieux vaut faire la noce! »Les voilà qui boivent, qui s'enivrent, qui ripaillent. Le cordonnier ne tient plus sur ses jambes: « Allez, on va au lit ! dit-il. Et emportons cette barrique ! Demain, quand ils viendront me chercher, j'en sifflerai d'un coup la moitié. Ils ne me pendront qu'ivre mort! »
Il rentre au logis. « Misérable, dit-il à Ivan-tsarévitch, vois dans quels draps tu m'as mis ... Demain, quand on viendra me prendre, tu me tireras du lit ! » Ivan-tsarévitch sortit son pipeau, souffla, le boiteux et le borgne apparurent: « Que vous faut-il, Ivan-tsarévitch ? - Faites-moi les chaussures ! - À vos ordres ! »
Ivan-tsarévitch se coucha. Au matin, il se réveille, les chaussures sont sur la table, elles brillent comme le feu. Il court secouer le patron: « Holà, maître, debout, c'est l'heure! - Quoi? Déjà? Vite, la vodka, le gobelet, verse à boire, que je roule sous la table! - Mais les chaussures sont prêtes ! - Que dis-tu ? Montre ! »
Le patron bondit, se frotte les yeux : « Grand dieux, mais c'est vrai ! Quand donc les avons nous faites ? Nous avons passé la nuit à les tailler et à les coudre. Tu ne t'en souviens pas ? - Hélas, l'ami j'avais tellement sommeil que j'ai tout oublié ! »
Il prit les chaussures, les enveloppa, courut au palais.
Au premier coup d'œil, Hélène la Belle devina: « Il n'y a que les esprits pour faire cela et ils l'ont fait pour Ivan-tsarévitch! » « Comment t'y es-tu pris? demanda-t-elle tout haut. - C'est que, dit-il, je sais tout faire! - Ah, tu sais tout faire! Eh bien, fais-moi une robe de mariée, Cousue d'or, parsemée de diamants et de pierres précieuses. Et qu'elle soit prête pour demain, sinon je te fais couper la tête ! »
Le cordonnier s'en revient, lugubre. Ses amis l'attendent avec impatience : « Alors? disent-ils - Alors, dit-il, cela va de mal en pis. Cette femme a décidé d'exterminer le genre humain. Elle veut que je lui fasse pour demain une robe Cousue d'or, parsemée de pierres précieuses. Mais est-ce que je suis couturier, moi ? Demain, on me coupe la tête, c'est sûr. - Bah, l'ami, on verra bien! En attendant, trinquons! » Ils se rendent à l'auberge : là, de boire, de bambocher. À nouveau, le cordonnier, plein comme une outre, a rapporté un tonneau à la maison et il annonce à Ivan-tsarévitch: « Demain, mon gars, quand tu me réveilleras, je viderai un seau entier; c'est ivre mort qu'on me tranchera la tête ! Allez donc coudre une robe pareille ! » Le patron se coucha et ronfla aussitôt.
Ivan-tsarévitch, lui, souffla dans le pipeau: le boiteux et le borgne apparurent: « Qu'y a-t-il pour votre service, Ivan-tsarévitch ? - Cousez-moi pour demain une robe comme celle que portait Hélène la Belle chez l'Ouragan. - À vos ordres, Ivan-tsarévitch! »
À la pointe du jour, Ivan-tsarévitch s'éveilla, sur la table il aperçut la robe : elle brillait comme le feu, la chambre semblait embrasée. Le voilà qui réveille le patron ; celui-ci se frotte les yeux: « Qu'est-ce qu'il y a ? On vient me chercher ? Vite, la vodka! Mais la robe est prête! - Mais quand donc l'avons-nous cousue ? Cette nuit, tu ne t'en souviens pas ? C'est même toi qui l'as coupée ! Ah, l'ami, toutes ces vapeurs d'alcool, ça me brouille la tête! »
Le cordonnier prit la robe, courut au palais. Hélène la Belle le paya largement, puis lui ordonna: « Veille à ce que demain, à l'aube, au large, à sept lieues sur l'onde, apparaisse le royaume d'or; que de là à notre palais surgisse un pont en or, recouvert de riche velours, avec de chaque côté des balustrades, ainsi que des arbres merveilleux où nichent des volées d'oiseaux chanteurs, Si demain tout n'est prêt, je te fais écarteler! »
Le cordonnier s'en revient chez lui, l'échine basse. Ses amis l'accueillent: « Alors, vieux frère ? - Quoi, alors ? Je suis perdu, demain, on m'écartèle. Ce qu'elle demande, même un démon n'en viendrait à bout! - Pensons à autre chose, buvons! - Voilà qui est bien dit! Soûlons-nous une dernière fois! » Et de boire et de faire bombance. Le cordonnier a pris une telle cuite qu'on a dû le ramener au logis. « Adieu, mon gars, dit-il à Ivan-tsarévitch, demain, on m'écartèle ! - Il y a une tâche à accomplir ? » Le malheureux cordonnier répéta tout, se coucha et se mit à ronfler.
Ivan-tsarévitch courut dans sa chambre, souffla dans le pipeau, voilà le boiteux et le borgne : « Que vous faut-il, Ivan-tsarévitch ? - Pouvez-vous accomplir la tâche suivante : que demain à l'aube, au large, à sept lieues sur l'onde, apparaisse le royaume d'or; que de Ià à notre palais surgisse un pont en or, recouvert de riche velours, avec de chaque côté, des balustrades, ainsi que des arbres merveilleux où nichent des volées d'oiseaux chanteurs ? - Pour une tâche, en voilà une et qui n'est pas aisée ! Mais qu'importe, demain tout sera prêt! »
Le lendemain matin, le jour pointait à peine lorsque Ivan-tsarévitch s'éveilla. Il courut à la fenêtre: juste ciel! Tout y était, le palais d'or brillait comme le feu! Il réveille le patron, Celui-ci bondit: « Quoi ? On vient me chercher? Vite, la vodka! On ne m'écartèlera qu'ivre mort! - Mais, vois le palais, il est là ! - Que dis-tu? »
Le cordonnier se jeta vers la fenêtre, poussa un cri de surprise: « Comment cela s'est-il fait? - Tu ne te souviens pas que nous l'avons monté ensemble ? - Ah là, là, je dors trop, je perds la mémoire ! »
Ils coururent au palais d'or, y découvrirent un amas de richesses fabuleuses. Le tsarévitch dit : « Tiens, patron, prends ce plumeau; va-t'en épousseter la balustrade. Si l'on vient te demander qui habite là, ne souffle mot, tends simplement ce billet ! »
Au matin, Hélène la Belle s'éveilla, aperçut le palais d'or, courut chez le tsar: « Sire, voyez la merveille: au large, à sept lieues sur l'onde, il est un palais d'or, de là jusqu'à nous se dresse un pont en or ou poussent des arbres merveilleux où nichent des volées d'oiseaux chanteurs »
Le tsar envoie aussitôt aux nouvelles : « Qu'est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ? Qui sait, peut-être quelque preux guerrier qui a établi ses quartiers aux abords de mon royaume ? »
Les messagers viennent trouver le cordonnier, l'assaillent de questions. Il répond: « Je ne sais rien, mais j'ai un billet pour votre tsar! »
Dans ce billet, Ivan-tsarévitch expliquait tout à son père, il lui disait comment il avait délivré sa mère et Hélène la Belle et comment ses frères l'avaient trahi. En même temps que le billet, Ivan-tsarévitch envoyait des carrosses d'or et faisait prier le tsar et la tsarine de venir, en compagnie d'Hélène la Belle et de ses sœurs; quant aux frères, ils pouvaient suivre dans une charrette à bœufs. Tous se mirent en route. Ivan-tsarévitch les reçut joyeusement. Le tsar voulut châtier ses fils aînés pour leur fourberie, mais Ivan-tsarévitch pria le tsar de les épargner, ce qui fut fait.
On fit un festin somptueux : on maria Ivan-tsarévitch avec Hélène la Belle, le frère aîné avec la reine du royaume d'argent, le frère cadet avec la reine du royaume de cuivre. Le cordonnier lui : devint général. »

Illustration de l'union des jeunes gens

Le boiteux et le borgne sont maintenant au service d’Ivan-tsarévitch. En traduction initiatique, cela donne deux forces de conception au service d’une conscience libre, ayant franchi les épreuves préalables. Dans cette nouvelle phase, le héros ou la conscience délivrée de l’Ignorance est de nouveau chez elle, dans son royaume originel. De nouveau trois séquences, trois épreuves vont être proposées, mais ce n’est plus à la conscience de la personnalité qu’elles vont être présentées. Cette phase met en scène un personnage : le cordonnier, qui devient l’intermédiaire entre le héros (la conscience individuelle libre de ses liens égotiques) et Hélène la belle, l’ancienne prisonnière du royaume d’or, (le principe de l’âme nouvelle).
Le cordonnier est ainsi le lien entre deux forces/consciences qu’il permettra de réunir. C’est son état d’artisan, créateur de souliers qui est ainsi mis en exergue. Pour quelle raison prendre ce corps de métier ?
Nous retrouvons dans ce conte le principe de reconnaissance de Cendrillon : le soulier ou la sandale, qui nous vient de l’ancienne Egypte. Ce mythème est le symbole d’un détachement des liens terrestres, à travers le fait qu’une sandale, avec sa semelle si légère soit-elle, isole le corps de la terre, donc des désirs et de la lourdeur de l’inertie. Ce métier est lié également à la marche, donc à l’élan, au mouvement : force élémentaire fondamentale.
Ce mouvement réactive les trois composants que nous avons décrit précédemment, les trois forces tissant toute chose.

>Ainsi le conte nous donne à reconnaître la dernière phase d’un éveil spirituel. Celle dans laquelle l’âme redevient une force totalement active dans l’être, et pour cela trois épreuves de reconnaissance lui sont proposées.
L’intelligence active (Ivan) à l’aide de ses deux pouvoirs, propose à Hélène la belle, des éléments qu’elle doit reconnaître parce qu’ils sont exceptionnels. Ces objets d’or et de pierres précieuses ne peuvent venir que d’un domaine hors du temps et de l’espace : celui qui était subjugué, emprisonné, figé par l’Ouragan, l’ego dominateur. Ainsi la conscience d’âme (Hélène) reprend connaissance d’elle-même et peut se lier à la conscience individuelle libre des désirs terrestres (Ivan) et l’Union, le mariage, déclenche l’ouverture de l’Esprit.
Ainsi les trois composants de l’univers, ces forces naturelles - pures énergies - sont élevés à nouveau à leur dimension originelle, en accord avec les principes spirituels, et redeviennent les forces subtiles de la conscience universelle.

Une force triple est donc à l’origine de nos cellules, de notre conscience, et tout un chacun le perçoit même confusément, ce qui explique cette série d’épreuves que l’on trouve dans la plupart des contes merveilleux.
Puisse chacun retrouver la conscience de Soi.


L'Aède