Le conte du Bouddha
Vous pouvez trouver dans ce site différentes études sur les légendes initiatiques, sur les contes d’éveils, et sur certains contes éthiques. Avec le thème du dragon, nous avons étudié comment certaines organisations comme l’église catholique ont savamment construit un mythe tel que celui de Saint Georges.
Mais, il nous reste à évoquer les contes courts, totalement symboliques, appelés aussi : paraboles ou apologues… qui se sont transformés en fables ludiques avec le passage des siècles, sous la plume d’auteurs plus « légers ».
Les contes peuvent se révéler une forme d’enseignement très efficace par les images et symboles qu’ils utilisent, et de nombreux mouvements spirituels et religieux les ont employé. Au fil du temps, les symboles peuvent ne plus être reconnus de façon claire et juste, aussi, des explications rétrospectives sont nécessaires.
C’est le cas également de presque tous les textes sacrés. Les allégories changent avec le temps, et les peuples auxquels ces textes s’adressent peuvent ne plus être en accord avec leur signification, ne plus pouvoir en reconnaître aisément les symboles. De ce fait, des « maîtres » en théologie sont parfois nécessaire pour décrypter ces textes ; néanmoins ces « experts » peuvent en détournés le sens, par ignorance ou, sciemment, en fonction de la politique du moment.
Aussi, il est exceptionnel de trouver un texte dans lequel l’auteur (ou ses disciples) donne à la suite du récit la clé des symboles et la signification du conte.
C’est le cas avec cette parabole du Bouddha, que nous présentons, et qui provient du Tripitaka (ou Tipitaka) chinois. Il s’agit d’un ensemble de textes composés d’après les paroles du Bouddha et de ses proches disciples, divisé en trois parties, d’où son nom : Tripitaka = ou « trois corbeilles ». Le premier ensemble a été écrit en Pali aux Sri Lanka, après quoi, chaque peuple d’Asie en a transcrit une version. (1)
C’est dans l’ouvrage d’Edouard Chavannes (2) :"Cinq cent contes et apologues, extraits du Tripitaka chinois" éd Ernest Leroux 1911/1934, dans le troisième tome, que nous avons trouvé le conte pour cette étude.
Nous avons choisi parmi tous les textes de cet ouvrage, une allégorie du Bouddha vraiment belle, un Jataka :
un petit texte très imagé, éclairé par l’Eveillé qui nous donne la description des symboles et des actes détaillés dans ce récit. En fait, nous avons trouvé deux variantes de ce conte dans le même ouvrage. Le premier comporte une explication donnée par le Bouddha, mais, ce n’est pas le cas du second. Nous allons commencer par le conte avec sa signification :
Ce conte est un apologue, c’est à dire un récit montrant le chemin de la perfection.
Voici le récit qui est conté par le Bouddha à un roi :
« Un homme qui marchait dans la campagne déserte fut poursuivi par un éléphant furieux; terrifié, il s'enfuyait sans trouver aucun asile; voyant un puits à sec le long duquel pendait une racine d'arbre, il se laissa glisser le long de cette racine pour se cacher dans le puits.
Or il y avait deux rats :
l'un noir et l'autre blanc, qui constamment rongeaient cette racine d'arbre; sur les quatre parois du puits,
il y avait quatre serpents venimeux qui voulaient piquer cet homme;
et au fond était un dragon venimeux. L'homme redoutait le dragon et les serpents et il craignait que la racine d'arbre ne se rompît.
Sur l'arbre, il y avait du miel d'abeilles dont cinq gouttes tombèrent dans sa bouche :
mais, l'arbre s'étant agité, les abeilles se dispersèrent et descendirent piquer cet homme.
En outre, un incendie vint brûler cet arbre. »
L’explication ensuite :
Le roi demanda : Un tel homme, comment pourrait-il, quand il subit des tourments illimités, désirer cette petite jouissance du goût ?
Alors l'Honoré du monde, le Bouddha dit:
O grand roi, la campagne déserte, c'est la vaste étendue de la nuit perpétuelle de l'ignorance.
L’homme qui s'enfuit est le commun des hommes (le profane); quand on parle de cet homme, on représente ainsi tous les êtres.
L’éléphant symbolise l'impermanence; le puits symbolise le bord abrupt de la vie et de la mort, (le samsâra).
La racine d'arbre sur une paroi escarpée symbolise la destinée humaine.
Les deux rats, l'un noir et l'autre blanc sur la racine, symbolisent le jour et la nuit, et le fait qu'ils rongent la racine d'arbre symbolise l'extinction du flux de pensées successives, (l’oubli quotidien).
Les quatre serpents venimeux symbolisent les quatre éléments, (la terre, l’eau, le feu et le vent, les quatre formes causales, base de l’enseignement de l'agrégat des formes).
Les gouttes de miel symbolisent les cinq désirs, (l’avidité, la colère, la confusion, l’orgueil et la jalousie). Cet attachement est tellement fort que même dans des situations extrêmes, il est difficile de s’en libérer.
L’arbre agité symbolise le "mental" et les abeilles symbolisent les pensées perverses.
L'incendie symbolise la vieillesse et la maladie et le dragon venimeux représente les souffrances de la mort, ou les souffrances de l’illusion.
C'est pourquoi, ô grand roi, il vous faut savoir que la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort sont choses fort redoutables ; quand le sage considère véritablement ces choses, il en conçoit promptement l’aversion pour cette vaine existence. Il faut être à l’écoute continuellement, et, ne pas vous laisser absorber et dominer par les cinq désirs. Quand le cœur ne s’attache plus aux cinq désirs, alors on peut appeler un tel homme : un délivré.
Quand le roi Cheng-kouang eût entendu le Bouddha lui expliquer le caractère transitoire et funeste de la vie et de la mort, il obtint une connaissance telle qu'il n'en avait point encore eue et conçut profondément le dégoût du monde et le désir de s'en détacher; joignant les mains pour adorer et admirant de tout son cœur, il dit au Bouddha :
"Ô Honoré du monde, Tathâgata , Grand compatissant, cette explication merveilleuse de la Loi que vous venez de me donner, maintenant je la porterai sur ma tête."
Le Bouddha répliqua: «Très bien; ô grand roi, agissez comme vous venez de le dire et ne vous laissez pas aller à la négligence.
Alors le roi Cheng-kouang et tous les membres de la grande assemblée furent pleinement joyeux; ils acceptèrent avec foi ces enseignements et les mirent en pratique.
Nous découvrons ainsi un enseignement imagé, basé sur un système descriptif, philosophique et psychologique particulièrement détaillé, que les adeptes du bouddhisme approfondissent depuis plus de deux mille ans.
Examinons la deuxième variante, car cet apologue semble avoir un sens différent :
Cet apologue porte le numéro 469 dans le livre d’Edouard Chavannes :
Autrefois il y avait un homme qui marchait dans une région de marécages déserts lorsqu’il aperçut un éléphant noir ; cet homme songea :
Cet éléphant va certainement venir me mettre à mal ; il faut que je le tue.
L’éléphant pensa de son côté :
« Cet homme va certainement me tuer ; il faut que je le menace. »
L’homme alors se sauva en ayant l’éléphant à ses trousses ; il courut devant lui pendant plusieurs li (lieues) jusqu’à ce qu’il tombât dans un ravin profond ; ce ravin était absolument insondable ;
il parvint à s’accrocher sur le flanc de la paroi à une racine d’arbre grosse comme le doigt ; il se laissa descendre le long de cette racine ; il était ainsi suspendu sur le côté de l’abîme .
L’éléphant était en haut du ravin et cherchait à le prendre avec sa trompe ; il s’efforçait de l’attraper sans y parvenir ; en bas, si on regardait vers le fond, on ne voyait que des lances et des piques .
En outre deux rats rongeaient simultanément la racine d’arbre ;
puis trois serpents noirs sortaient la tête dans l’intention de mordre ;
enfin des moustiques venaient piquer les yeux de l’homme.
Celui-ci pensa :
« Je vais mourir aujourd’hui. »
Levant la tête vers le Ciel, il implora son secours avec une voix si pitoyable et avec une intensité d’émotion telle que le Ciel fit tomber des gouttes d’ambroisie dans sa bouche. Dès qu’il reçut la première goutte, les deux rats se retirèrent ; à la seconde goutte, les serpents venimeux le quittèrent ; à la troisième goutte, l’éléphant noir s’en retourna ; à la quatrième goutte, les moustiques disparurent ; à la cinquième goutte, le gouffre profond s’aplanit et l’homme se trouva dehors sur un sol plat. Enfin le Ciel le guida miraculeusement pour le faire revenir en haut parmi les devas (les dieux).
Nous retrouvons la même situation que dans la première variante, mais la fin est totalement différente.
Ainsi, la première version illustre la description du Samsara, avec l’attachement aux lois de l’espace-temps et aux désirs puissants de ce monde. Mais, la deuxième version décrit l’issue libératrice de ce monde dualiste.
Puisqu’il n’y a pas d’explications à ce conte, examinons, nous-même ces symboles…
D’abord, le personnage est dans une vaste région de marécages déserts : ce qui illustre bien ce monde fait de conceptions irréelles, dans lequel l’être humain ne connaît pas de base sûre où se poser, ce qui fait naître des émotions continuelles.
Du reste les deux phrases suivantes décrivent toutes les deux des peurs imaginaires : (Cet éléphant va certainement venir me mettre à mal), (Cet homme va certainement me tuer). Ce jugement basé sur la peur et sur la conservation de soi, entraîne évidemment une réaction de violence : (il faut que je le tue) ( il faut que je le menace).
Voila le fondement de nos existences. Après quoi, le conte décrit notre demeure : le Samsara, dans lequel nous nous enfermons quotidiennement.
Les symboles sont les mêmes que dans la version précédente, sauf, pour le nombre de serpents ; les moustiques remplacent simplement les abeilles du premier conte, en gardant la même signification. La description des désirs, source de maintien dans l’illusion du Samsara, - qui est le sujet du premier conte – ne sont pas évoqués dans celui-ci ; mais ils sont remplacés par « les trois serpents » qui désignent ainsi, les bases du monde de l’illusion selon les bouddhistes. Les serpents illustraient les quatre éléments du monde naturel dans le premier conte, mais dans ce conte-ci, ils illustrent les trois fondamentaux du moyeu de la roue de la vie : l’ignorance, le désir et la fureur. Ce sont trois puissances aveugles qui emportent toute vérités et toute paix.
Après la description de notre univers, ce conte veut mettre l’accent sur la libération de cet enfer, et que décrit-il ?
Une imploration éperdue du personnage apportant les "gouttes d’ambroisie" !!!
Ces gouttes venues du ciel le libèrent petit à petit de l’illusion. Mais que s’est t-il passé dans l’attitude du personnage pour qu’il bénéficie de ces "gouttes d’ambroisie" ?
Le texte est très explicite, et il n’envisage pas, ici, une simple imploration tirée d’une conception religieuse, un secours venu des dieux, c’est à dire : extérieur à soi. C’est pourtant le sens que beaucoup veulent lui donner : l’aide d’un dieu bon et compatissant, qui les sortirait du « merdier » dans lesquels ils tournent, et retournent sans cesse.
Cette conception totalement religieuse ne tient aucun compte du paradoxe suivant :
c’est le même dieu créateur qui a fait ce monde, qui doit les sauver ! Alors, pour expliquer le mal, il ont créer un mythe : celui du « diable ».
Les conceptions bouddhistes et gnostiques de la réalité de ce monde de l’espace temps sont plus explicites, et ses disciples n’attendent pas le secours d’un dieu créateur.
L’homme doit apprendre de ses expériences par lui-même, il doit écouter chaque situation, voir chaque mouvement de l’être et quand la connaissance de soi est pleine et entière, il peut laisser la place à un espace en soi…
Ainsi nous pouvons comprendre cette phrase dans le conte : l’homme… pensa :
« Je vais mourir aujourd’hui. »
voilà le message fondamental de la spiritualité universelle.
L’espace, que crée en soi l’abandon de la personnalité basé sur une continuelle création irréelle, ouvre à l’Eveil.
C’est le Mahamoudra du bouddhisme, le Wou-wei du taoisme.
La reddition de soi du christianisme et le lâcher prise du langage spirituel de notre temps.
Cet espace amène le changement dans l’être, et libère les "gouttes d’ambroisie"…
L'Aède
Notes :
1/ le tipitaka : Les paroles du Bouddha ont été compilées dans l’année ayant suivi sa mort, vers 500 av JC. Elles ont ensuite été transmises oralement, puis finalement rédigées au Ier siècle av JC, au Sri Lanka, en trois parties
Vinaya Pitaka
Les textes du Vinaya ont pour objet de préciser les règles de la vie des disciples du Bouddha. Chaque règle est accompagnée d’une narration de l’épisode ayant été à l’origine de sa création, et d'un exposé détaillé de la solution émise par le Bouddha. On trouve également dans cette corbeille une narration des étapes par lesquelles le Bouddha est passé pour parvenir à l’Éveil, et les premiers pas du Sangha (la communauté des disciples).
Sutta Pitaka
C’est la corbeille principale, qui contient uniquement des suttas (discours), attribués en très grande majorité au Bouddha. Le Sutta Pitaka comporte cinq divisions et c'est dans le Khuddaka Nikaya, la partie la plus ancienne, que prennent naissances les contes du Jataka.
Abhidhamma Pitaka
Les plus vieilles versions de l'abhidhamma sont datées du troisième siècle avant notre ère, soit 100 à 200 ans après la mort du Bouddha et sont considérés comme un essai de systématisation des enseignements délivrés par le Bouddha dans les suttas.
2/ C’est dans la partie : extrait du King Lu Yi Siang de l’ouvrage de Chavannes que ce texte est tiré.