La Rose de Bakawali
J’ai lu dernièrement une bien jolie légende, trouvée dans un petit livre de 1924, dans l’édition Piazza, traduite de l’Hindoustani par Garcin De Tassy.
Voici les grandes lignes de cette histoire :
Un roi ayant déjà quatre fils a la joie d’en voir arriver un cinquième, un garçon d’une grande beauté. Hélas un sort maudit s’attache à ce fils : le roi perdra la vue en le voyant à l’age adulte ; malgré l’éloignement de cet enfant, quelques années plus tard, le sort se réalise. La seule possibilité de rendre la vue au roi est de trouver la rose de Bakawali, mais personne ne sait où elle se trouve. Une quête commence : les quatre fils partent d’un côté, suivis par le jeune Taj. Bientôt les quatre frères tombent sous le pouvoir d’une belle courtisane : Lakkha, mais Taj réussit à se rendre maître de la belle, qui tombe sous son charme. La courtisane lui suggère de renoncer à sa quête, car la rose se trouve dans le jardin merveilleux et inaccessible du royaume des fées ; mais Taj ne renonce pas et s’en va, laissant ses frères à la garde de la belle Lakkha.
Il rencontre un grand génie aux puissants pouvoirs, et par son habileté, il s’en fait un ami, au lieu de se faire dévorer. Ce puissant génie lui vient en aide et emmène Taj dans sa famille. Taj épousera par la suite Mahmouda, une fée-princesse hébergée par ces génies. Aidé par les pouvoirs magiques de ses nouveaux amis, Taj se transporte dans le jardin de la Reine des fées.
Taj trouve la rose, entre dans le palais ; dans une chambre il aperçoit la reine endormie : elle est la beauté même et il en devient profondément amoureux. Cependant Taj prend l’anneau de la reine sans qu’elle se réveille et retourne chez son épouse Mahmouda.
Taj décide de retourner dans son pays avec Mahmouda.
En chemin ils s’arrêtent chez la belle courtisane, Lakkha et Taj libère ses quatre frères, qui prouvent leur ingratitude en lui volant la rose.
Bientôt, ses frères arrivent dans le palais de leur père, s’attribuent tout le mérite de l’aventure en redonnant la vue au roi, grâce à la rose.
La reine Bakawali pendant ce temps, s’est aperçue du vol de la rose et de son anneau, et elle se met en quête de l’auteur du forfait.
Taj se désole de l’attitude de ses frères ; avec l’aide des puissants génies, il se fait construire un vaste et magnifique palais en bordure du pays de son père. Il s’y installe avec son épouse et la belle courtisane.
Apprenant l’existence de ce palais merveilleux, le roi put rencontrer son fils. Bakawali apprit également l’existence de ce palais construit par les génies et découvrit l’auteur du vol.
Dans la salle de banquet, Taj raconta toute l’histoire à son père, Bakawali écouta également laissant peu à peu l’amour envahir son cœur.
Taj et Bakawali finirent par s’avouer leur amour réciproque.
Mais les parents de Bakawali ne voulaient pas d’une union avec un humain, ce qui provoqua d’autres aventures.
Ainsi, Taj délivra par la suite une fée, cousine de Bakawali et put ainsi être accueilli dans le palais des parents de Bakawali. Le prince Taj grâce à ses qualités, se fit accepté et célébra son mariage avec la reine des fées, qui avait cette rose dans son merveilleux jardin.
Taj vécut heureux avec ses trois épouses, Mahmouda, Lakkha et Bakawali.
Superbe légende !
Voyons quelle est sa classification.
Nous trouvons dans ce conte le thème de la quête, avec la fuite célèbre du conte-type 314 ou 313, mais juste esquissé. Le début se rapproche du fameux conte-type 425 : "la belle et la bête", mais pour passer à une quête traditionnelle qui ne cadre plus avec ce conte-type.
Le conte-type 408 qui met le sort en avant, lui ressemble plus. Le sort est bien à l’origine de la quête et les trois épreuves sont présentes, mais l’histoire ne correspond pas avec la trame de notre conte.
Dans notre histoire nous trouvons le sort à l’origine de toutes les péripéties, et des trois épreuves :
1/ la maîtrise de la courtisane,
2/ l’acceptation par les fabuleux génies et l’union avec leurs protégée,
3/ la prise de la rose.
Ensuite vient la reconnaissance du prince Taj par le roi et la reine des fées, après de nouvelles péripéties ( comme le sauvetage de la cousine de Bakawali).
Il ne reste que l’épreuve finale : se faire reconnaître ( par ses qualités) des puissants parents de Bakawali et le mariage.
Le conte-type 551 est plus fidèle à notre histoire, voici donc notre référence : il s’intitule
"les fils en quête d’un remède merveilleux pour leurs père".
La trame est conforme à l’aventure du roi et de ses fils, avec le rétablissement du prince et son mariage à la fin. Les rencontres et surtout les mariages dans « La rose de Bakawali » sont très particuliers et s’écartent de ce conte-type, mais l’essence du conte est présent ; le merveilleux est typique de l’Orient d’où vient cette histoire.
D’ailleurs notre héros à la fin du conte est doté de trois épouses qui s’entendent à merveille, ce qui est la marque de l’influence de l’Islam, toute naturelle dans le nord de l’Inde.
De plus, nous trouvons à la fin de l’histoire un texte philosophique spirituel, dont voici des extraits :
Les philosophes et les soufis ont établi que les perfections de Dieu sont son essence.
Qu’avant la création des choses c’était le temps de l’existence invisible, ou de la parole. Alors Dieu existait en lui-même ; le soleil lumineux de son essence était caché derrière le voile du mystère. Lorsqu’il voulut se manifester au dehors pour prouver que La Parole est aussi manifeste, alors il créa l’univers.
Et encore :
l’homme est en effet juste et intelligent, le proverbe disant que celui qui se connaît lui-même connaît son Créateur, s’applique bien à l’homme, car il connaît et sa propre essence et celle de Dieu. Sa substance est celle de Dieu même, la seule différence, c’est que l’homme n’est qu’un être casuel tandis que Dieu seul est l’être nécessaire.
Nous voici donc, devant un texte écrit par un soufi, qui pour imager une trame initiatique a puisé dans le légendaire et en a tiré, ce qui ressemble fortement a une des nombreuses légendes de l’ancien monde eurasiatique .
Heureusement nous sommes à l’ère d’Internet et une simple recherche me fit découvrir la personnalité de l’auteur de cette aventure et ses autres ouvrages.
Il s’agit ici d’un célèbre orientaliste et indianiste : Mr Garcin De Tassy.
Ha… ma pôvre mémoire… tout d’un coup je réalise que je possède déjà des traductions de cet orientaliste, comme « le langage des oiseaux » d’Attar.
Allons plus loin et voyons si nous pouvons trouver certains textes de Mr Garcin De Tassy. Sur Gallica nous repérons plusieurs de ses ouvrages en particulier celui qui contient le conte de « La rose de Bakawali ». ce livre se nomme: « Allégories, récits poétiques et chants populaires ». Vous pouvez le télécharger sur Gallica
A la table des matières page 307, voici le conte qui nous intéresse.
Il est plus conséquent que la traduction dans l’édition Piazza, (fort belle par ailleurs), et émaillé de phrases spirituelles, ainsi que des histoires dans l’histoire à la mode Hindou ou Persane. Il s’agit bien du même récit, à une différence près : les « péripéties » vécues suite au refus violent des parents de Bakawali, sont plus détaillées et surtout plus conformes à une trame initiatique.
Notre traducteur avait condensé l’aventure dans le petit livre des éditions d’art Piazza…
Voici les grandes lignes de ces péripéties :
Les parents de Bakawali, avaient projeté dans les airs le pauvre prince Taj, lequel avait atterrit sur une île merveilleuse d’étrangeté. Puis Taj rencontra un dragon, hébergeant dans sa gueule un serpent, qui possédait un joyau étincelant de lumière. Taj réussit à le voler et trouva par la suite des éléments magiques par la grâce d’un arbre féerique : un chapeau d’écorce qui rend invisible, l’eau du bassin (au pied de l’arbre) qui donne le pouvoir de se transformer en oiseau, les baies qui donnent le pouvoir de revenir à sa forme première, les feuilles de l’arbre qui guérissent les blessures, et son bois qui ouvre et brise toutes choses. Ensuite, comme dans un rêve, le prince fut changé en femme, accepta d’être l’épouse d’un jeune homme et enfanta un fils. Mais bientôt cette réalité changa en son contraire : le voilà redevenu homme avec une épouse et trois bambins, à la fin de cette aventure, il retrouve sa forme originelle.
Tout cela n’apparaît pas dans l’édition Piazza :
après le « vol » de Taj, celui ci arrive dans un palais et délivre la cousine de Bakawali. Ils prennent la route du palais des fées quand le génie qui avait capturé la jeune fille les rattrape ( voici la fuite, juste esquissée ). S’en suit un combat épique entre Taj et le démon dont notre héros sort naturellement vainqueur grâce à ses objets magiques et à sa bravoure. La cousine de Bakawali emmena Taj au royaume des fées ou les parents de Bakawali finirent par l’accepter.
Mais dans l’original l’histoire n’est pas terminée…
Il y avait un souverain céleste, Indra, seigneur des fées, très en colère à cause de l’union de Bakawali avec un humain. Il la fit enlever et la brûla entièrement afin que son corps ne soit plus attaché à l’homme. On jeta sur les cendres de Bakawali de l’eau miraculeuse et celle-ci se releva indemne… et il en fut ainsi toutes les nuits où Bakawali se rendait au palais d’Indra. Taj finit par suivre son épouse et découvrir le palais céleste. Bakawali demanda à Indra de pouvoir rejoindre son époux, Indra voyant que son amour pour un humain ne faiblissait pas , lui jeta une malédiction :
Pendant douze années la moitié inférieure du corps de Bakawali serait de marbre. Taj, fut jeté encore une fois en pays inconnu, mais réussit à retrouver sa femme, déifiée dans un temple de Ceylan, et la rejoignit tous les soirs.
Une autre aventure s’amorçait :
la fille du roi de Ceylan tomba amoureuse de Taj et après bien des ruses, força Taj à l’épouser, il accepta car c’était pour lui le seul moyen de revoir Bakawali. La reine des fées apprit toute l’histoire et devint très jalouse, mais les deux amants s’aimaient d’un amour profond : ils se réconcilièrent ; Aussi très souvent Taj allait au temple contempler son épouse immobilisée dans le marbre. Le roi de Ceylan et sa fille découvrirent l’histoire de Taj et firent détruire le temple.
Désespéré Taj venait tout les jours à l’emplacement du temple ou son épouse avait été statufiée. Un jour, il vit une belle plante qu’avait semé un paysan. De cette plante fut tiré une huile que goûta la femme du paysan, et bientôt, elle mit au monde une belle fille.
C’était Bakawali revenue au monde, c’est ainsi que le prince Taj et la reine des fées retournèrent dans leur royaume.
Le conte se termine par une autre histoire d’amour qui concerne le ministre de Taj. Sous une autre forme, cette histoire permet à l’auteur de différencier l’amour humain de l’amour divin.
Une phrase dans le conte dit ceci : Aveugle, tu vas chercher au fond des cieux l’être qui réside, sans que tu t’en doutes, dans l’habitation de ton cœur.
Nous voilà sans doute avec un disciple de Kabir, parfait guru, honoré aussi bien par les musulmans que par les hindous.
Maintenant essayons d’en savoir un peu plus sur l’auteur de cette histoire…
Garcin de Tassy a publié les poèmes de Wali (également disponibles sur Gallica).
Wali est-il l’auteur de ce conte ?
Dans un autre ouvrage de Garcin de Tassy « les oeuvres de Wali », voici le portrait de cet auteur :
Shâh Wali1 Ulla est considéré comme le père de la poésie Hindoustani et il écrivait vers le milieu du XVII eme siècle.
Considéré comme poète mystique, voici ce que dit Garcin de Tassy du personnage : sous l’apparence de la légèreté et du libertinage, il dévoile le système des soufis musulmans ; il le reproduit sous toutes les formes afin d’être bien compris.
Cependant, je n’ai pas trouvé d’écrit de Garcin spécifiant que l’auteur de « La rose de Bakawali » est bien ce poète, bien que ses poèmes soit du même caractère que le conte. Il existe, de toutes façons, un courant de poésies en hindoustani, aux envolées comparables à notre histoire, profondément ancrée dans le monde soufi et sa mystique.
Cette aventure nous prouve que, derrière une belle légende, peut se cacher une intention spirituelle sans équivoque, à condition de retrouver la version originale. Pour ceux qui se contentent de penser que les légendes merveilleuses sont inventées ingénument lors de veillées, ceux-la passent à coté de tout un univers.
Une légende, quant elle est complète, quand on y trouve les phases par lesquelles passe un aspirant à l’Eveil, est un guide pour celui qui peut entendre. Pour les autres, c’est une belle histoire… au mieux on y entend une morale, une éthique.
Ce qui fait toute la différence entre une religion et une Spiritualité.
Essayons succinctement de retrouver avec cette histoire le sens que ce poète soufi a voulu révéler:
1/D’abord, un jeune fils merveilleux est la cause de la cécité de son père-roi,
(Le roi-moi est ignorance et quand une chose pure vient : il ne peut l’accepter – la voir).
2/L’aventure de la quête : les péripéties et les rencontres successives avec les trois femmes.
(La reconnaissance intérieure de soi-même est progressive de même la revitalisation-réorientation des trois centres vitaux : corps matériel – corps émotionnel et corps de conscience. Les aides magiques : les génies sont les forces anciennement actives dans l’homme qui se réveillent. Le dernier corps symbolisé par Bakawali est celui qui doit se transformer le plus radicalement, et c’est pourquoi, c’est celui qui provoque le plus d’aventures.)
3/le palais merveilleux de Taj et la rencontre avec son père.
(Les aventures précédentes ont amené une certaine connaissance de soi et ainsi l’ignorance se dissout.)
4/le refus des parents de Bakawali et les aventures de Taj pour retrouver sa reine des fées.
(Les épreuves qui touchent à l’ouverture de la conscience intérieure sont souvent imagées par un désert ou une ile, soulignant la solitude.
5/Puis vient la rencontre avec un dragon qui symbolise en orient le chakra inférieur à la base de la colonne vertébrale : c’est le chakra où toutes les expériences passées sont emmagasinées ; le disciple doit ajuster ces énergies en lui-même. L’Eveil est engagé, aussi voici le mariage : premier attouchement avec l’Esprit.)
6/le dieu-roi Indra s’oppose et impose de nouvelles épreuves a notre couple de héros.
Voici véritablement ce que les Rose-Croix appellent la transfiguration. C’est la transformation de conscience de la totalité de l’être et cette transfiguration est imagée par les aventures avec les dieux Hindous. L’histoire nous montre des morts et des renaissances, symbolisant le renouvellement de la conscience, l’ouverture totale de l’Esprit : Bakawali. Elle nous montre également les acceptations, les efforts de patience et de constance pour l’être humain, pour la volonté passive de l’initié : Taj.
7/Enfin, voici l’union et la liberté de l’être divin en soi.
Le poète soufi termine par une autre histoire d’amour…
Je pense qu’il voulait montrer plus sûrement les liens de l’amour passion, et par cela, souligner que le désir doit se tourner vers l’amour du divin. Sans doute n’était-il pas sûr que ceux qui le liraient feraient bien la distinction, même avec les petites phrases orientées parsemant le conte.
Voila toute la difficulté de retranscrire une formidable aventure intérieure - qui ne se voit pas extérieurement - en une suite d’images évocatrices, retraçant un cheminement spirituel ancestral. Les symboles de cette quête doivent être précis, mais aussi sembler anodins et capter l’attention de ceux qui écoutent.
On n’est jamais sûr que l’histoire est bien comprise à sa juste dimension. Tant de conteurs trouvent ces légendes merveilleusement belles, tant de spécialistes scientifiques entendent un message psychologique, et tant passent à coté du trésor qu’elles recèlent : montrer le chemin d’une découverte de sa véritable nature. Bien sûr, tout serait facile si les légendes merveilleuses avaient été conservées intactes, mais le plus grand nombre est tronqué ou bien réadapté à la morale des différentes époques, ce qui fait que si vous ne connaissez pas la trame initiatique, il est très difficile de reconnaître le sens précis évoqué par ces contes.
Si cette quête intérieure est guidée par un « sage » ayant déjà effectué au moins une partie du chemin spirituel, elle réveille les qualités les plus hautes, et remet l’égoïsme et le fanatisme à leur juste place.
L'Aède
Note: 1/ Dans le Coran, walī (pluriel awliyā') désigne celui qui est proche de Dieu.