la sirène
ou...Le phantasme de la Sirène
Par quelle route de bonne fortune ou par quel hasard la figure légendaire de la sirène a pu changer de forme au point de passer d'un espèce d'oiseau sanguinaire à une créature marine plus ou moins porteuse de désirs. c'est un étrange parcours que celui de cette créature légendaire... Ainsi de bêtes volantes monstrueuses qui attaquent les courageux marins, elle deviennent objet de désirs pour les gens de mer au Moyen-Age.
Dans la Grèce archaïque, Jason et ses compagnons ont pu résister aux sirènes grâce à Orphée et à sa lyre; Ulysse se fait attacher au mat du navire pour ne pas sauter à la mer et les rejoindre. Ses sirènes oiseaux sont terribles à cette époque lointaine.
Mais au Moyen-Age, les marins eux, semblent fascinés par les sirènes de l'Atlantique ou des rivages nordiques. Il faut dire que ces sirènes n'ont plus la même apparence : elles sont devenues de belles femmes aux formes désirables, bien que poissons de la taille à la queue. Elles chantent également, et leurs chant est particulièrement fascinant, au point d'être un piège mortel. Car ces créatures peuvent être aussi très dangereuses, et elles n'hésitent pas à entraîner les imprudents dans les flots profonds de l'océan, si elles sont dérangées. Mais, elles sont si belles que certains hommes osent tout pour les tenir dans leur bras. Heureusement certains êtres savent comment s'y prendre pour les attraper, comme nous allons le voir avec l'histoire suivante...
Ce conte provient de l'extrême pointe de l'île d'Oléron sur la côte de Charente-maritime où les sirènes devaient être nombreuses, car il y coure de nombreuses légendes sur ces belles créatures.
La sirène d'Antioche
L'extrême pointe nord de l'île d'Oléron se nomme chassiron. Mais plus loin encore, en plein océan, se trouve un rocher battu par les vagues, le récif d'Antioche. C'est là que, les jours de tempête, à marée basse, on peut voir des sirènes. Il y avait autrefois à Chassiron un jeune pêcheur qui n'avait peur de rien et qui allait ramasser des gros crabes que l'on appelle les tourteaux, les bourses et les dormeurs sur les écueils d'Antioche. Il n'avait guère de concurrence car personne n'osait l'y suivre et il ramenait chaque fois la plus belle pêche.
Or, un jour, il y aperçut une sirène si belle avec ses longs cheveux d'or, avec ses yeux d'aigue marine qu'il en tomba amoureux et en perdit le boire et le manger, le repos et le sommeil. Il alla consulter la sorcière de la Brée qui lui dit:
« Le seul moyen de capturer une sirène est de se glisser derrière elle et de la prendre par les cheveux, alors elle ne peut plus bouger. Mais il ne peut qu'advenir du mal d'une telle aventure. Tu ferais mieux d'oublier. »
Autant aurait valu retirer une souris a un chat.
Le jeune pêcheur remercia bien la sorcière à qui il fit don d'un magnifique poisson et repartit pour Antioche où il se posta en embuscade. Une nuit, à la clarté de la lune. Il vit sa sirène sortir de l'onde et tordre son abondante chevelure. Il se glissa alors en rampant sur les goémons et réussit à l'attraper par les cheveux. Elle eut beau se débattre, le supplier et lui promettre un trésor s'il la lâchait, c'était elle qu'il voulait et rien d'autre. Elle dut alors le suivre jusque dans sa maisonnette et l'épouser.
Pendant quelques semaines, ils furent très heureux.
Le jeune pêcheur rayonnait de bonheur. D'ailleurs tout lui réussissait. Il ne faisait plus que des pêches miraculeuses : on aurait dit que les poissons venaient se jeter d'eux-mêmes dans ses filets. Il gagna tant d'argent qu'il put acheter une grosse barque et qu'il embaucha un marin et un mousse.
Un jour, ils étaient allés pêcher au large de la pointe d'Arceau. La mer était un peu houleuse mais pas plus que d'habitude, au point que le mousse qui n'avait rien à faire, bercé par le lent mouvement du roulis, s'était endormi. Tout à coup, il poussa un grand cri et se réveilla en sursaut. Les deux autres lui demandèrent ce qu'il lui prenait.
- Ah! dit-il, c'est horrible. J'ai vu en songe trois vagues énormes fondre sur notre bateau. La première était de cristal, la seconde de lait et la troisième de sang. Et dans la troisième, qui devait nous engloutir, il y avait un monstre marin horrible qui attendait pour nous dévorer.
- Mais que faire ?
- Si nous réussissions à le tuer d'un coup de harpon, nous serions sauvés.
A peine avait-il fini de parler, que les trois hommes aperçurent au loin une vague gigantesque, transparente, qui accourait vers eux comme une montagne liquide. Le patron fit manœuvrer sa barque pour la placer face au danger et commanda aux deux autres de se cramponner. Et la lame gigantesque souleva le navire en le secouant terriblement, mais sans arriver à l'engloutir.
Bientôt vint derrière elle une vague blanche comme du lait, couronnée d'écume et qui faillit recouvrir le frêle esquif, mais le patron réussit à redresser au bon moment, le mât seul fut brisé dans l'épreuve.
Alors accourut du pertuis d'Antioche une gigantesque lame de sang, rouge comme du rubis, mais horrible comme l'enfer. Le pêcheur fit alors un signe de croix, saisit un harpon dans sa main puissante et se lança contre la vague. Dans le déferlement terrible de l'eau, il aperçut une forme monstrueuse qui fonçait vers lui. Alors il planta son harpon dans la muraille liquide : un hurlement d'agonie retentit et l'eau sanglante se fendit pour laisser passer la barque. Derrière la vague, l'eau était calme.
Le pêcheur revint rapidement chez lui pour conter à son épouse, la sirène, le danger auquel il venait d'échapper. Au débarcadère, un funeste pressentiment s'empara de lui et il courut presque jusqu'à sa maison. Devant la porte, il aperçut tout un attroupement de femmes qui se lamentaient. Il se précipita à l'intérieur et là, sur le lit, vit son épouse toute ensanglantée. On lui dit qu'elle était tombée sur un croc de fer, c'est du moins ce qu'elle avait affirmé aux voisines, mais lui ne put s'empêcher de remarquer que la blessure aurait très bien pu être faite par un harpon. D'ailleurs, elle mourut pendant la nuit sans avoir repris connaissance.
On l'enterra au cimetière de Saint-Denis-d'Oleron. Le pêcheur mourut peu de temps après : depuis le décès de sa femme, il traînait lamentablement et n'avait jamais repris goût à la vie. Et puis le temps passa.
Quelques siècles plus tard, on décida de désaffecter le vieux cimetière. Les fossoyeurs durent ouvrir plusieurs tombes et, dans l'une d'elles, ils furent bien étonnés de trouver le
squelette d'un dauphin. On ne s'est jamais expliqué pourquoi.
Que peut-on dire sur ce conte... En premier lieu que le désir est puissant - qu'il soit sexuel ou autre - et s'il est soutenu par la volonté, alors l'être humain est capable de se mettre dans des situations très dangereuses. Mais, n'est-ce pas l'histoire de chaque couple de se confronter l'un à l'autre ? Dans ce conte le désir de l'autre est attisé par l'attrait de l'inconnu, malgré les dangers. Mais s'agit-il du même désir décrit dans l'Odyssée d'Homère ?
Voyons ce que dit le chant des sirènes à Ulysse :
« Viens, Ulysse, viens, héros fameux, toi la gloire des Achéens ; arrête ici ton navire et prête l'oreille à nos accents. Jamais aucun mortel n'a paru devant ce rivage sans avoir écouté les harmonieux concerts qui s'échappent de nos lèvres. Toujours celui qui a quitté notre plage s'en retourne charmé dans sa patrie et riche de nouvelles connaissances. Nous savons tout ce que, dans les vastes plaines d'Ilion, les Achéens et les Troyens ont souffert par la volonté des dieux. Nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre féconde. »
Nous constatons ici que ce n'est pas l'attrait physique d'une belle créature mystérieuse qui est évoqué, mais l'attrait pour les connaissances. Le voyage d'Ulysse est le support d'une initiation très ancienne pour des personnes en quête de connaissance de soi. Dans ce passage, le candidat aux mystères est mis en garde contre les connaissances ésotériques ou celles des mystères de la nature, en fait, toute connaissance qui pourrait détourner le futur adepte de sa propre quête intérieure. Toutes les personnes sensées savent très bien que le voyage de retour d'Ulysse dans sa patrie décrit le voyage spirituel vers soi-même; seuls les matérialistes veulent y voir un voyage physique.
Ainsi, seul le désir pour un "autre" illusoire, détournant l'homme de lui-même est le lien entre les deux sirènes de l'antiquité et du Moyen-Age.
Le symbole du désir qui emporte la raison de l'homme est resté, mais le sujet est devenu plus charnel, plus conforme sans doute à la mentalité fruste du moyen-age...
Pourtant, tout n'est pas négatif dans ce conte de l'île d'Oléron: le pécheur a fait des pêches miraculeuses qui lui ont permis d'acheter une plus grande barque et d'engager un marin et un mousse. Ainsi le risque en valait la peine, puisque le pécheur est devenu plus riche. Alors, comment expliquer cette attaque des vagues et finalement du monstre ?
Le dragon marin est forcement une projection de la femme-sirène du pécheur, puisqu'elle meurt au moment ou l'homme lance son harpon et tue le monstre. Alors, est-ce que la nature sauvage de la sirène à repris le dessus et lui à donné envie de tuer son mari ?
Peut-être, c'est dans l'esprit imagé du Moyen-Age... mais justement...
Précisément au XIIe siècle nous pouvons observer dans les églises romanes, en haut des chapiteaux, quelques sirènes. Gérard Gambier dans son ouvrage "Symboles sculptés des églises romanes", les évoque comme des aspects positifs, pour la raison qu'elles s'apparentent à des poissons, qui est un symbole du Christ. Or, nombre de sirènes sur les chapiteaux figurent sur ou avec des poissons, et donc, conservent un aspect bénéfique comme l'indique notre conte, en tout cas au début. La question est : que s'est-il passé pour que la violence vienne ?
La raison semble en être un thème souvent traité par les fabliaux du Moyen-Age : la mise en scène de l'orgueil humain. Ainsi, l'aisance sociale provenant directement de la grâce de la sirène a détourné l'homme de l'innocence de sa jeunesse. L'avidité et l'orgueil a soumis la raison de l'homme et celui-ci s'est détourné de l'humilité : prôné par la société de cette époque.
Les anciens Grecs disaient qu'il y a trois types d'hommes : les vivants, les morts et ceux qui vont en mer.
Le lieu des actions de ce conte et de toutes les formes de sirènes, est l'océan et cet espace liquide est celui de tous les possibles. Effectivement, le monde liquide n'est pas notre monde, nous n'y sommes que de passage, et la taille des navires ne change rien au sentiment de petitesse qu'éprouve l'homme face aux flots océaniques. Tous les marins savent bien que le monde liquide a ses lois et que d'étranges choses peuvent s'y dérouler. L'eau dans ce conte ouvre sur un autre monde dans lequel les pensées peuvent se diffuser et influencer certains phénomènes comme l'illustre ce conte. Humilité et prudence sont donc de mise pour les humains qui ont le courage ou l'inconscience de voguer sur ces eaux.
Le nom « Sirène » proviendrais du grec : σειρά / seira qui signifie la corde ou le lasso. Le chants fascinants des Sirènes seraient donc comme des cordes qui attrapent les marins, les attirant à elles et les séduisant pour les subjuguer et les séquestrer.
Les sirènes ont donc changé de forme et de voix, entre l'antiquité et le Moyen-Age. Elles peuvent depuis cette époque grâce à leurs chants, détournés l'être humain de sa voie intérieure, par le désir charnel.
Mais, que cela soit par le désir des connaissances ou par le désir des possessions... le résultat est le même... L'homme s'occupe à autre chose qu'a sa propre voie intérieure.
Essayer de reconnaître les sirènes de notre époque actuelle...
L'Aède