Légendes de l'Aède

La Belle et la Bête ou la double nature de l'homme

Joseph Campbell dés la première page de son ouvrage « le héros aux milles et un visages » dit à propos des symboles de la mythologie et des légendes :
ce sont des produits spontanés de la psyché et chacun d’eux renferme le pouvoir de germination de la source dont il provient.
Quel est le secret de ces images éternelles ?
A quelle profondeur de l’esprit se situent-elles ?
Les légendes et mythes sont trop liés aux mouvements spirituels et religieux, pour ne pas se demander si au lieu d’apparaître « comme cela » dans la psyché humaine, il ne sont pas plutôt des guides pour une reconstruction de la conscience. Au sein d’une initiation, ces symboles ouvrent par leur évocation, à un autre état de perception. Ils ouvrent à une autre dimension, oublié par les hommes au plus profond d’eux-mêmes.
Selon cette idée, les mythes et légendes ont été écrits sciemment par ceux qui avaient déjà franchi ces étapes de renouveau de la conscience. C’est ce fil que nous allons tenter de vous faire percevoir avec cette page….


Photo du film de Jean Cocteau

Et pour cela nous allons étudier le conte-type 425 du catalogue international des légendes de Mrs Aarne et Thompson et de Mrs Delarue et Ténèze.


Commençons par étudier « La belle et la bête ».
Je ne vais pas résumer cette légende, vous la connaissez tous ! posons simplement ses éléments principaux :
Il y a 5 personnages : Un père - 3 filles - un monstre mi-animal mi-homme.
plusieurs symboles :
- un voyage - un grand jardin et un étrange château - une rose
- une action interdite - le dédommagement de cette action - le sacrifice de la plus jeune fille
- la rencontre avec la bête - le retour dans le foyer paternel - la jalousie et la médisance des sœurs
- la mort du monstre - l’amour de la belle
- la résurrection et le retour de la bête à un état originel - le mariage.


Photo du film de Jean Cocteau

voici les grandes lignes. Quel est le sentiment principal ou quels sont les sentiments évoqués par ce conte ?
Nous trouvons surtout l’amour qui triomphe de tout :
D’abord l’amour du père pour sa jeune fille qui coupe la rose pour elle et provoque ainsi l’action ;
Nous avons l’amour filiale de la jeune fille qui se sacrifie,
et nous avons l’amour pour un être difforme mais avec une noblesse de cœur.
Cela, c’est ce que l’on perçoit au premier abord.


La structure du conte nous amène à un essai d’interprétation d’un processus de conscience intérieur vécu par un aspirant à la connaissance de soi, selon ces critères :
1/chaque personnage indique un aspect différent de conscience,
2/chaque endroit indique une phase spécifique de discernement,
3/les désignations définissant les personnages ainsi que les symboles, indiquent l’état intérieur du moment ou de la phase active,
4/les rencontres de personnages indiquent : a/les conflits entre deux aspects de conscience b/la compréhension établie entre deux aspects de conscience c/les aides issues de l’expérience personnelle ou provenant de l’enseignement spirituel universel.
5/Enfin, la narration de l’histoire, évoque le mouvement nécessaire à ce processus.
le mouvement évolutif de la narration décrit le processus d’initiation jusqu'à un point : Celui de la connaissance de soi = c’est à dire la reconnaissance des diverses formes de mouvements intérieurs comme les désirs et les peurs ou les formatages de pensées enfermant l’être. La réalité de soi apparaît ensuite…

Reprenons notre conte :
voici un voyage qui nous fait franchir un espace magique (le jardin), la perception d’un symbole : la rose, déclenche un processus… un aspect naturel en l’homme doit être renouvelé. Ce qu’il y a de plus noble en soi ( la sage jeune fille) se présente et deux aspect de conscience en l’être humain (belle: sagesse - dévouement et bête : puissance emprisonné ) se reconnaissent et évoluent ensemble. Mais est-ce que ces deux aspects sont prêts à se fondre et à se renouveler ? (nous préférons ne pas mettre ici une étiquette psychologique sur ce que peuvent signifier ces deux aspects, laissons libre notre mental )
Pour cela les épreuves suivantes vont permettrent de fortifier ces deux aspects de la conscience… - Retrouvailles de la Belle avec sa famille : les aspects naturels égotistes de l’être, la force d’inertie de la matière et celle de l’avidité ou du maintient de l’ego. L’oubli est structurellement lié au monde naturel, cette force maintient « la Belle » et provoque la mort de « la bête ». l’élan de l’amour ou de la vision juste de la réalité intérieure, ranime la conscience de « l’être véritable ». l’âme épurée de ses aspects égotistes peut s’unir en une seule conscience avec la puissance de l’être véritable. L’unité en conscience…
Ceci est le processus très imagé et très simple d’une initiation dite spirituelle. Est-ce que cette interprétation vous plait ?
Peut-être que sa simplicité vous rend sceptique ?
Ou que votre interprétation des légendes ou ce que vous pensiez être un « libre produit spontané de la psyché » - théorie chérie des conteuses et conteurs - vous choque ?
Alors essayons de retracer l’historique de ce conte-type.


Photo du film de Jean Cocteau

Je ferai donc une comparaison entre les trois phases de ce conte et les trois phases d'initiation spirituelle, qu'ont vécu et que vivent encore certains aspirants à la connaissance de soi. Ces phases ont été décrite depuis bien longtemps, en Occident comme en Orient, bien que leurs approche ne soient pas forcément la même.

Le conte-type 425 dans lequel est inclus la forme du conte de « la belle et la bête » est spécifique à notre continent et possède plus de 1100 variantes, selon une étude de Mr Swahn (1). Ce qui fait beaucoup pour une aire géographique restreinte, par rapport au nombre de variantes existantes pour d’autres contes-type. Quelle peut en être la cause ?


Couverture de livre d'enfant

Notre Renaissance française a vu se développer un certain nombre d’écrivains, dans le domaine des contes : Charles Perrault (1628 – 1703), Mme d’Aulnoy (1651 – 1705), Mme Leprince de Beaumont (1711 – 1780), sans oublier La Fontaine (1621 – 1695) ou plus tardivement Mme de Ségur (1799 – 1874). Tous ces auteurs ont allègrement puisé dans la littérature classique, et ont réadapté à leur manière les contes ou anecdotes des anciens grecs ou latins.

La recherche du prototype original d’une légende équivaut à démêler une pelote de laine. La tradition orale remonte à des ages que nous ne pouvons pas identifier facilement, aussi les écrits sont le fil de notre pelote. Nous trouvons des dates et un lieu de diffusion ce qui nous permet de percevoir la répartition d’un conte dans l’espace et le temps.
En fait, le titre de « la belle et la bête » conte-type 425, revient à mme Leprince de Beaumont éditant en 1757 le « magasin des enfants » dans laquelle cette légende est écrite telle que nous nous en rappelons, surtout depuis le film de Jean Cocteau en 1946. (dans l’ouvrage de Mme de Beaumont juste après l’histoire vient un dialogue sur les papillons et la justesse d’un conte de métamorphoses)
Malgré le succès de « la belle et la bête », de Mme Leprince de Beaumont, ce n’est pas la première variante de ce conte-type. Citons obligatoirement le sieur Straparole qui inaugure les variantes « récentes » du conte-type 425, avec son conte « le roi porc », mais ce conte est très simple, sans interdit ni péripéties dénotant une structure initiatique. Il semble que Straparola, (comme bien d’autres avant et après lui), aie réécrit à sa manière ce qu’il avait déjà lu dans d’autres ouvrages, comme les dames que nous allons découvrir.
Nous préférons étudier l’ouvrage de Mme d’Aulnoy « les contes de fées » édité en France vers 1697.
En fait, Mme D’Aulnoy inventa deux formes du conte-type 425.


Dessin de livre d'enfant

En premier « Gracieuse et Percinet » vraiment très proche du conte d’Apulée « Eros et Psyché » auquel ce conte fait incontestablement référence et en second « Le serpentin vert » (2) une variante ou le mari est un monstre « reptilien » mais très proche de ce que deviendra « la belle et la bête ».
Voici chez un même auteur « l’invention » d’une variante qui a eut le plus grand succès et a certainement inaugurer la diffusion dans nos pays de cette forme de métamorphose. Réécrite par Mme de Villeneuve (3) dans ses « contes marins » et par Mme de Beaumont qui lui à donné la gloire, « la belle et la bête » est connu maintenant dans le monde entier.(4)

Je ne vais pas reprendre ici l’étude du texte des versions de Mme D’Aulnoy, celle de « Gracieuse et Percinet » ou de la variante « Le serpentin vert », je vous conseille de les lire La version « Gracieuse et Percinet » rend hommage sans détour au conte « Eros et Psyché » inclus dans « l’âne d’or » d’Apulée (123 – 170), et lui ressemble beaucoup, ce qui justifie de passer directement à l’original en notre possession. En effet dans le conte de mme D’Aulnoy, Gracieuse entre dans le domaine de féerie et assiste à un opéra : « les amours de Psyché et de Cupidon ».


Mosaïque romaine

Pour la bonne compréhension de cette étude si vous n’avez pas le texte d’Apulée, voici un résumé d’Eros et Psyché…
Il y a bien longtemps vivaient une reine et un roi qui avaient trois filles.  L'aînée et la seconde étaient belle, quant à la troisième, elle était plus ravissante que les astres du ciel.  Elle s'appelait Psyché.
Les gens venaient de pays très lointains, dans le seul but de l'admirer. ils la regardaient avec émerveillement et s'écriaient :
«C'est la déesse de la beauté et de l'amour, Venus, qui a quitté l'Olympe pour venir nous voir.  Venus ne put supporter une telle humiliation et convoqua son fils, Eros, pour l'aider à punir la folle princesse.  Elle envoya Eros avec comme mission de lui inspirer l'amour pour l'être le plus hideux de la terre. Mais Eros tombe lui aussi sous le charme de Psyché, et demande à Apollon de donner un oracle au roi, le roi reçu l’oracle d’Apollon :
« Habille Psyché de vêtements funéraires, ce sera sa parure de mariage.  Emmène la au sommet de la falaise qui est derrière le palais.  C'est là que son fiancé viendra la chercher : ce n'est pas un être humain et il sait des choses terribles. »
C'est en pleurant que le roi accueillit cette prédiction, pourtant il n'osa pas désobéir à la volonté des dieux. Psyché au sommet de la falaise, vêtue de noir, attend la venue du monstre mais c'est le souffle léger de Zéphyr, qui prend tendrement la princesse dans ses bras, et la dépose dans une vallée embaumée parsemée de fleurs.


Peinture de P P Prud'hon - L’enlèvement de Psyché 1808

Psyché regarde autour d'elle. Elle voit un palais merveilleux où les portes sont ornées de pierres précieuses et où le sol est fait d'or pur.
« Qui donc peut habiter un palais aussi splendide?» se demandait Psyché.  Elle traversa plusieurs pièces vides sans apercevoir âme qui vive et, elle entendit la voix d'un être invisible :
«Sois la bienvenue dans mon domaine, Psyché.  Tout ce que tu vois t'appartient aussi à partir d'aujourd'hui.  Si tu as le moindre désir exprime-le et mes serviteurs se feront une joie de l'accomplir.»
La princesse souhaita prendre un bain, et aussitôt elle fut transportée dans un bassin d'eau parfumée.  Après quoi elle trouva une table couverte des mets et des boissons les plus raffinées.  Lorsqu'elle eut fini de dîner, fatiguée, elle trouva dans la pièce suivante un lit accueillant.
L'obscurité tomba ; dans le noir elle entendit le bruit d'une respiration : quelqu'un qu'elle ne pouvait voir s'approchait de sa couche, et lorsqu'il fut tout près d'elle, il lui adressa la parole :
«Je suis ton mari, Psyché, n'aie pas peur de moi, mais tu ne devras jamais apercevoir mon visage.  Je te rejoindrai seulement le soir et ce n'est que dans l'ombre que tu pourras me parler.» La voix de l'étrange époux était si charmante que la princesse cessa d'avoir peur.  Elle promit qu'elle n'essaierait pas de voir son mari et qu'elle lui serait fidèle.
Toutes les nuits, Eros lui rend visite, puis la quitte avant l'aurore.
Pendant le jours Psyché vit seule. Un soir, le mari inconnu dit à Psyché:
« Ma chérie, un grand danger te guette, demain tes sœurs graviront la falaise et se mettront à t'appeler en pleurant.  Il ne faut à aucun prix que tu leur répondes.»
La jeune femme se souvint alors de son pays natal.  Elle se mit à verser des larmes abondantes et supplia son époux de lui permettre d'inviter ses sœurs. Elle insista tellement qu'à la fin son mari céda. 
Le jour se leva enfin.  Les sœurs allèrent jusqu'au sommet de la falaise.  Là, elles se mirent à se lamenter, et à appeler Psyché. Celle-ci les entendit et envoya le vent d'Ouest pour qu'il les amène au palais. 
La jeune princesse les embrassa gaiement, ses sœurs se réjouirent, mais devant la magnifique demeure, elles devinrent jalouses. Pâles d'envie, elles demandèrent : «Et quand nous montreras-tu ton mari?»
la princesse, se souvenant des recommandations de son époux ne répondit pas.  Puis elle se hâta de leur distribuer de l'or et des pierres précieuses, et appela Zéphyr pour qu'il les ramène sur la terre. Les sœurs enviaient toujours leur cadette.

Psyché était très heureuse d'avoir pu gardé son secret.  Lorsque l'obscurité fut venue,. elle entendit à nouveau la voix de son époux., qui la félicita de son silence.
« Tes aînées t'envient et elles reviendront sûrement.  Ne leur parle pas moi et n'espère pas savoir qui je suis.  Si tu me voyais une seule fois, tu me perdrais pour toujours et nous ne serions plus jamais réunis.»
Une fois encore Psyché renouvela sa promesse.  Ainsi que l'avait prédit l'inconnu, les envieuses créatures revinrent bientôt. 
Psyché les reçut une seconde fois et bientôt à la troisième visite des sœurs , elles lui dirent :  « sais-tu seulement qui est ton mari ? L'oracle avait dit vrai, il n'est pas un être humain comme nous mais un horrible dragon.» dit la première.
« Il est effrayant.  Un seul coup d’œil sur cette créature te rendrait malade, » renchérit la seconde.
«N'aie pas peur, nous allons te conseiller,» ajoutèrent les sœurs en la consolant hypocritement. «Allume une lampe à huile et cache-la sous ton lit.   Lorsque ton époux se sera endormi, lève la lampe pour l'apercevoir et tranche-lui aussitôt la tête avec le poignard.  De cette façon tu te libéreras de lui.  La princesse leur exprima sa gratitude et Zéphyr les emporta.

Toute bouleversée par ces révélations, elle prépara le couteau et la lampe et attendit la nuit. L'époux de Psyché revint au logis, et sitôt couché, il s'endormit.
Dès que sa respiration devint régulière, Psyché l'éclaira en tenant son arme de l'autre main.  C'est alors que la lumière lui révéla l'identité de son mari... elle avait sous les yeux le fils de la déesse Venus lui-même.
Ses ailes dorées scintillaient à la lueur de la flamme.  Il était si beau que Psyché poussa un profond soupir.  La main qui portait la lampe trembla et une goutte d'huile brûlante tomba sur l'épaule du jeune dieu.  Eros fut immédiatement réveillé par la douleur et il vit sa femme penchée sur lui.  Sans un mot il se leva du lit et s'envola dans la nuit.
C'est en vain que la pauvre épouse l'appela et l'implora.  le dieu blessé réfugié chez sa mère, lui avoua son aventure.
« C'est bien fait pour toi, » dit Venus en colère, «cela t'apprendra à m'obéir.  je la punirai moi-même. » Eros resta chez la déesse : sa brûlure lui avait causé une forte fièvre.
  Psyché alla voir ses sœurs qui firent semblant de la plaindre, mais dès que l'infortunée princesse fut partie, la première courut vers la falaise, et appela Zéphyr :
« Emmène-moi chez ton maître. je veux être une meilleure épouse que Psyché.» Et, disant ces mots, elle se jeta dans l'abîme.  Mais le vent ne lui obéit pas et la jalouse créature fit une chute mortelle.
la seconde sœur fit de même, elle sauta dans le vide, et connut le même sort que son aînée. Pendant ce temps, les serviteurs de Venus avaient retrouvé la princesse, et l’emmenèrent chez la déesse.
Psyché ne protesta pas car elle pensait ainsi revoir son mari dans sa demeure céleste.  Lorsqu'ils arrivèrent au palais, Venus imposa une épreuve à Psyché La déesse ordonna à ses servantes de mélanger du froment, de l'orge, du millet, du pavot, des pois, des lentilles et des haricots.  Puis elle fit asseoir sa prisonnière devant l'énorme tas des graines mélangées et dit :
«Tu vas devoir abaisser ton orgueil avec cette tâche.  Trie ces graines sans te tromper, je viendrai ce soir vérifier ton travail.  S'il n'est pas achevé, tu seras cruellement punie. » Psyché n'essaya même pas d'exécuter l'ordre de la déesse.


Qui au monde aurait pu accomplir une telle tâche? 
Mais une industrieuse petite fourmi traversa la pièce et prit la princesse en pitié.  Elle alla chercher des amies et elles se partagèrent le travail.  Elles trièrent patiemment les semences et lorsque le soir fut venu la tâche était terminée.
quelle ne fut pas sa surprise et sa colère lorsque Venus vit les sept tas bien rangés : Le lendemain la déesse revint et, elle ordonna à la jeune femme,:
«Vois-tu ce pré ?  Des moutons y paissent et leur pelage scintille comme de l'or.  Vas-y et rapporte-moi une touffe de leur laine. » Psyché s'élança aussitôt, car la tâche qui lui était demandée lui semblait bien plus facile que la précédente.  Comme elle courait le long de la rivière, les roseaux prirent pitié d'elle et lui chuchotèrent :
«Ne te dépêche pas, ma belle. Le matin, les bêtes te tueraient en te piétinant.  Attends jusqu'à midi : les moutons font alors un petit somme et tu pourras facilement ramasser des brins de laine accrochés aux buissons. » La princesse obéit et se cacha derrière un arbre.  L'après-midi, profitant du sommeil du troupeau, elle ramassa la laine dorée.
A la vue de la réussite de psyché, les yeux de la déesse étincelèrent de colère et dit :  « Voici une coupe de cristal.  Rapporte-moi dedans de l'eau de la source noire.  Elle jaillit de terre là-bas, près du sommet de cette montagne.»
Psyché se hâta d'aller accomplir le souhait de la déesse.  Elle escalada les roches glissantes jusqu'au sommet de la montagne de sous laquelle jaillissait la source noire. Elle s'approcha de la source et se raidit de peur , de monstrueux dragons soulevaient de terre leurs horribles gueules et regardaient Psyché de leurs yeux injectés de sang.  C'est alors que de l'eau s'éleva une voix : « Va-t'en de là, sinon tu es perdue! » criait-elle.
Son chagrin émut un aigle.  Il descendit des nuages et lui dit : « L'eau de cette source noire tombe directement dans le monde inférieur, dans le royaume des morts, et aucun mortel ne pourra jamais en récolter la moindre goutte. Donne-moi ton récipient, je vais t'aider!» l’aigle récolta un peu d'eau et la rapporta à Psyché. 
La déesse Venus adressa à la jeune femme un sourire plein de fiel : « j'ai encore un travail à te demander.  Prends cette petite boîte et va au royaume des ombres.  Donne-la à Perséphone et demande-lui d'y mettre un peu de baume pour mon fils.  Puisque tu l'as brûlé, tâche au moins de le soulager. .»
Psyché quitta le palais de la déesse. «Seuls les morts peuvent rendre visite aux morts,» pensait-elle. «Ceux qui descendent dans les profondeurs n'en remontent jamais.»
Elle courut à une tour élevée. «je vais sauter et la mort m'emportera immédiatement dans le royaume des défunts, » se dit-elle.  Et forte de cette décision, elle se mit à gravir les marches de l'escalier. Mais même les froides pierres peuvent s'émouvoir, et devant la détresse de Psyché la tour s'éveilla et lui parla d'une voix humaine : «Arrête-toi, petite.  Pourquoi veux-tu te détruire ?
Marche toujours vers l'Ouest jusqu'à ce que tu atteignes une. grotte cachée dans des rochers noirs.  Entres-y et traverse le sombre couloir qui mène aux Enfers.  Mais tu ne dois pas partir les mains vides : prends avec toi deux gâteaux au miel et mets deux petites pièces d'argent dans ta bouche.  Sur ta route, ne parle à personne. jette un gâteau à Cerbère, et il te laissera passer.  Lorsque tu auras atteint les bords du Styx, laisse Charon lui-même prendre une pièce de monnaie dans ta bouche. Quand Perséphone aura rempli la boite avec la pommade, ne l'ouvre pas.  Rapporte-la fermée à venus.  Au retour, offre une autre pièce à Charon et jette le deuxième gâteau au chien à trois têtes.  Si tu suis très scrupuleusement tous mes conseils, ta mission sera couronnée de succès. »
Psyché remercia la tour et partit vers l'Ouest.  De braves gens qu'elle rencontra lui donnèrent les deux gâteaux au miel et les deux petites pièces d'argent.  Ainsi pourvue, elle arriva jusqu'à la grotte menant au monde inférieur.  Suivant les directives de la tour, elle put revenir sur terre. Le voyage se terminait bien.  C'est alors que la curiosité, qui la tenaillait depuis longtemps, l'emporta «Si j'ouvre la boîte pour une seconde seulement, il ne m'arrivera rien,» pensa t-elle, et aussitôt elle souleva le couvercle.
Malheureusement, ce n'était pas de l'onguent qu'il y avait dans la boîte, mais le sommeil infernal de la Mort. A peine avait-elle entrouvert le coffret que le sommeil la faisait tomber à terre, telle une défunte.
Eros la chercha partout, et la découvrit enfin, gisant sur le sol. Il l'éveilla d'une piqûre de ses flèches prit le sommeil de la mort et le remit dans la boîte.
Eros emmèna Psyché devant Zeus en personne, qui convoqua les dieux (dont Venus, enfin apaisée), et annonca leur mariage. Psyché fut invitée à consommer le nectar d’immortalité. Le dieu et la nouvelle déesse furent alors unis en présence de tous.


Photo du film de Jean Cocteau

Pour qu’elle raison comparer « Gracieuse et Percinet » de Mme D’Aulnoy ainsi que « Eros et de Psyché » au conte de « la belle et la bête » alors que ces histoires ne comportent pas de métamorphoses (animal-humain) ?
S’il n’y a pas de métamorphose à proprement dit ; la trame de l’histoire est la même, ce qui justifie le titre du conte-type 425 : « a la recherche de l’époux disparu », donné par les folkloristes.
Quant au sens….. ?
voyons ce qui rapproche la version « Eros et de Psyché » de la trame de « la belle et la bête » que nous avons posé précédemment. Le conte est assez long, il fait 59 pages selon l’édition et la traduction que je possède, (voir bibliographie).
Il y a 6 personnages principaux contre 5 pour « la belle et la bête »:
Le père et roi - Les 3 filles - La déesse Venus - le dieu Cupidon
Il y a aussi plusieurs symboles :
Une comparaison remplaçant le voyage et le premier interdit – il est bien sur interdit d’être plus belle que la déesse même de la beauté.
Le sacrifice de la plus jeune fille offerte aux dieux.
Le palais merveilleux remplace le jardin et le château.
Ici point de rose : la beauté hors norme de Psyché est le critère de conscience permettant un chemin de connaissance.
La rencontre avec le dieu : la première confrontation de deux formes de conscience dans l’être (nous reviendrons à cet rencontre et union)
Voici l’interdit véritable : celui de ne pas chercher à « voir » l’amant. Car le regard des êtres naturels ou des âmes naturelles ne peut supporter la vision de la divinité ou du monde réel intérieur avant une patiente rééducation de la conscience.
ici il n’y a pas de retour proprement dit dans le foyer paternel, mais la jalousie et la médisance des sœurs est toujours d’actualité, et entraîne les épreuves suivantes.
Ici pas de mort du monstre, parce que ce n’est pas un monstre mortel, mais un dieu immortel. l’amour de la belle, ce sentiment fait partir Psyché à la recherche de son compagnon, - pas encore son époux –
ici s’intercalent les épreuves ultimes de l’initiation en parfait accord avec la structure des écoles Grecques des mystères.
La résurrection et le retour de la bête à un état originel se sont transformés en petite mort de l’âme et sa renaissance grâce au retour de Cupidon.
Le mariage ou l’union parfaite.

Ce qui est particulier au conte « Eros et Psyché » c’est le fait que l’interdit a pour objet de ne pas découvrir, dés le début, la beauté irréelle d’un dieu : la réalité fondamentale de l’être qui peut être renvoyée telle un miroir, au lieu d’un monstre comme dans « la belle et la bête ». Mme D’Aulnoy ayant inventé deux versions du conte d’Apulée a peut-être restitué deux faces d’une même pièce. Ainsi le symbolisme de ce conte-type a pris deux directions, deux idées :
-Soit le fait que l’on ne peut regarder la divinité en face, car sa vision serait trop aveuglante pour un être naturel, lié par ses désirs et peurs.
-Soit que cela démontre deux natures en l’être : une face animale et une face humaine. Bien sûr ce n’est pas mme D’Aulnoy qui a inventé le deuxième type : celui de la transformation animale en humain (et vice versa), puisque le roman d’Apulée contient déjà ces deux principes. Ce qui est intéressant c’est :  ce qui relie ces deux formes 


Statue de la renaissance en marbre

Le symbole de la rose, n’apparaît pas dans le conte d’Eros, mais est présent dans le roman même d’Apulée : la transformation de l’âne prendra fin lorsqu’il mangera une rose. Dans le roman, cela intervient a la fin, et participe à une décision de prendre le manteau du myste et recevoir ensuite les trois initiations qui mèneront le héros à l’état de prêtrise.
Celui qui a écrit l’âne d’or: Apulée, était initié aux mystères de la déesse Isis et il a voulu imager l’initiation ou le chemin qui mène à la divinité, à l’éveil au divin. Dans le roman il a montré les péripéties d’une vie de désirs et de conflits jusqu’à l’épuisement, et jusqu’à ce que la personne devenue sage se confie entièrement au divin, se consacre à la prêtrise. A l’intérieur de cette connaissance de l’humain on distingue une seconde images le conte « d’Eros et Psyché » qui évoque la transformation de la conscience.
Le lien vers le spirituel dans les légendes se fait tout naturellement, d’autant plus quand ces légendes sont écrites par quelqu’un qui a traversé les phases de consciences.

Il nous reste à esquisser le sens de certains symboles et personnages :
- Psyché : en voici la définition du « petit robert » : l’ensemble des phénomènes psychiques, considérés comme formant l’unité personnelle.
En Grec ancien, nous trouvons comme définition : le souffle de la vie ou l’âme siège des désirs. Psyché désigne donc cette particularité humaine indéfinie, semblable au vent, qui s’agite comme celui-ci au gré de ses désirs. C’est un état de conscience qui doit avoir une orientation précise lors d’un chemin spirituel. Cet état doit se détourner des désirs naturels pour retrouver le sens du divin en soi. L’état de l’âme doit se transformer selon le cheminement initiatique ; de naturelle, elle doit être réveillée par les forces divines ou les forces d’un état réalisé et s’unir enfin à l’éveil de soi.
- Eros ou Cupidon : même si les anciens grecs à l’époque classique et les romains par la suite, ont honoré ce dieu de l’amour plus proche de la nature, le dieu Eros est d’abord une divinité non-anthropomorphe, cité par Hésiode comme la troisième entité au début de la création. Celui ci évoque le mouvement créateur, à la base de toutes choses et son incarnation, dans notre culture, est plus proche de ce que l’on nomme l’Esprit divin.
Nous voici devant deux aspects de conscience dans l’homme qui devront être renouvelés pour finalement être unis. C’est ce chemin de connaissance qui est imagé dans ces variantes du conte-type 425.
Après les premières épreuves de reconnaissance des aspects de désirs égocentriques de l’âme-Psyché, celle-ci doit être complètement réorienter vers le domaine originel intérieur, aussi le déclic est imagé par cet interdit transgressé. L’âme tournée vers les désirs terrestres n’a pas les forces de volonté nécessaires pour le chemin qui suit ; cette conscience doit le reconnaître. L’interdit est le verrou qui montre l’incapacité des forces naturelles en soi à conquérir seule la divinité. Cette divinité-Esprit doit se retirer pour que le processus continue. Les forces de l’Amour-Venus poussent l’âme à comprendre entièrement, par les épreuves imposées, ce qui la rattache encore aux désirs du monde naturel et impermanent. Cet aspect de conscience doit vivre ce processus à travers quatre confrontations :
1/ les sept ordres de la nature (les sept céréales), selon les critères d’initiation de l’époques, qui lui faut reconnaître pour en être libre, mais l’âme ne le peut que grâce à un aspect minuscule en elle qui se met au service de œuvre : l’humilité.
2/ la conscientisation de la perception du divin en soi (la laine d’or). La conscience est aidée pour cela par le souffle du roseau représentant l’inspiration des forces de l’esprit.
3/ la nécessité de se relier de nouveau pleinement à la source de l’Esprit ( le flacon que Psyché doit remplir à la source noire) ( déjà le symbole du Graal). Pour cela l’aide vient directement d’un aspect suprême divin ( l’aigle de Jupiter) et la nouvelle âme s’emplit de joie.
4/ la conscience-âme doit être entièrement renouvelée, (Psyché doit passer le Styx et aller au royaume de la mort ). Proserpine – Perséphone est la fille de Cérès – Déméter, c’est à dire l’aspect de la régénération. La conscience – âme reçoit le sceau du renouvellement, c’est la garantie d’avoir retrouvé son origine divine. Le soi est de nouveau totalement conscient du domaine inconnaissable, du « Brahman » comme diraient les hindous.


peinture de W Bouguereau

Que peut bien vouloir dire l’incident de l’ouverture du coffret ?
Une idée vient à Psyché « je serai bien simple, moi qui porte la beauté des déesses, de n’en retenir un peu pour mon usage » et elle ouvre la boite.
Que comporte cette phrase : de l’orgueil menant à l’égoïsme et à la conservation de soi. De là, procède la Chute, l’enfermement sur soi-même. Avec cet incident, la Chute originelle, toujours possible est rappelée, car sans l’Amour–Esprit nous ne sommes rien.

Eros vient et ranime la conscience-âme. Au dernier acte, la faiblesse de cette conscience-âme est rachetée et l’union peut exister.
1/ c’est la plus grande étude sur la forme de la belle et la bête = Jan-Ojvind Swahn : the tale of Cupid and Psyché, 1955.
2/ celui-ci pourrai être le prototype du conte « Le roi grenouille » -Conte-type 440, des frères Grimm, possédant très peu de variantes.
3/ Gabrielle-Suzanne de Villeneuve, née Gabrielle-Suzanne Barbot née vers 1695 à La Rochelle.
4/ ce n’est certainement pas la version de Straparole qui a été à l’origine des versions de Mmes de Villeneuve et de Leprince de Beaumont. C’est plus sûrement la version d’Apulée aidée par les variantes de Mme D’Aulnoy.

L'Aède

Bibliographie :
-l’ane d’or ou la métamorphose d’Apulée, traduction de Savalète. Ed le club francais du livre 1961.
-Des belles et des bêtes par Fabienne Raphoz. Ed José Corti.
-Le conte populaire francais par P Delarue et M L Ténèze. Ed Maisonneuve et Larose 2002.
-Les contes de fées de Mm D’Aulnoy et le livre pour enfants qui possède les deux variantes : Gracieuse et Percinet, édition Nelson 1937.
-La belle et la bête de Mme De Villeneuve. Ed Folio Gallimard 2010.
-Le magasin des enfants de Mme Leprince de Beaumont (disponible sur Gallica)