Légendes de l'Aède

Le rosier du roi Avétisse

Voici une très belle légende d’Arménie qui provient d’un livre pour enfant des éditions Gründ de 1977. Malheureusement je n’ai pu trouver l’origine de ce conte inclassable, malgré les nombreux ouvrages consultés. A la fin de cet article vous trouverez la petite bibliothèque d’Arménie, mais sans ce conte. Si vous en connaissez l’origine, la première édition ou le collecteur, merci de m’en faire part.
Photo de rose

Le rosier du roi Avétisse

Comment appelait-on le rosier de la vie, dans le pays où il poussait ? Comment appelait-on ce très vieil arbuste qui de mémoire d'homme avait toujours fleuri ? Le rosier de la vie s'appelait Anmahakan.
On lui attribuait le pouvoir magique de protéger contre le mauvais sort. Sans doute était-ce vrai. Mais ce qui est sûrement vrai, c'est qu'entre tous les rosiers il était le plus enivrant. Ces fleurs resplendissaient comme la lune en son plein. Qui en approchait le visage pour se baigner dans son parfum, oubliait toute déception.
Anmahakan, le rosier magique, croissait au centre des jardins royaux.
Et il advint que sous le règne du roi Avétisse, par un bel été, le rosier ne fleurit pas. Il était plein de boutons, de petits bourgeons verts qui se gonflaient d'un jour à l'autre - et pourtant il ne fleurit pas. Un matin, le jardinier trouva les bourgeons desséchés et retombant. Le roi Avétisse se fâcha très fort et renvoya le vieux et fidèle jardinier. Mais l'année suivante, à la saison des fleurs, le rosier Anmahakan vit encore ses bourgeons se dessécher et tomber avant la floraison. Et cela continua. Il n'y avait rien à faire. Le roi avait beau engager toujours de nouveaux jardiniers, rien n'y faisait. Il recherchait les jardiniers les plus habiles de tout le royaume, il en fit même venir de pays lointains, comme des oiseaux rares. Certes, les jardins royaux devenaient de plus en plus beaux au fil des ans, de plus en plus exotiques, car chaque jardinier y apportait quelque nouveauté, mais Anmahakan ne donna point ses fleurs embaummées. Chaque année apparaissaient dans les jardins royaux de nouvelles variétés de roses, des arbres venus de terres étrangères penchaient leurs branches touffues sur les lacs artificiels, mais Anmahakan ne resplendissait plus dans sa parure de dentelle verte. Et plus la fleur miraculeuse était inaccessible, plus le roi Avétisse la désirait. Une fois de plus la saison des roses avait passé, et le roi, dans son accès de colère annuel, avait fait jeter en prison le jardinier, parce qu'il n'avait pas pu lui donner de rose magique.


Photo de roses

Un jour se présente un jeune homme, du nom de Samvel, qui demande au roi à être admis comme son jardinier. Il dit qu'il soignera si bien Anmahakan, qu'il fera refleurir le rosier. Il promet de le protéger, de ne l'abandonner ni de jour ni de nuit à la saison des roses, de ne pas s'en éloigner d'un seul pas, de veiller dessus fidèlement, aussi bien que les murailles protègent le château contre tout danger extérieur. Le roi Avétisse eut un rire amer, en écoutant ces belles paroles, et il déclara: «Je ne crois pas que tu pourras faire mieux que tes prédécesseurs, tous jardiniers âgés et expérimentés, venu de tous les coins du monde. Mais si tu aspires tant à sentir sur ta peau le froid des cachots du château, soit. Je te nomme jardinier royal pour l'année qui vient. » Samvel s'inclina profondément et se retira respectueusement de la salle du trône. Désormais, il était le maître des jardins royaux, maître et serviteur. Du matin au soir, avec les aides-jardiniers, il arrosait, sarclait, taillait les arbres et arbustes ornementaux, sélectionnait les arbres fruitiers, soignait les rosiers, tondait le gazon et, sous les fenêtres du palais, plantait des plates-bandes de fleurs extraordinaires. Mais avant tout, il prenait soin de l'antique rosier au milieu du jardin. Il le traitait comme un enfant - déjà ses feuilles verdissaient et brillaient. Lorsque le rosier s'endormit pour l'hiver, Samvel le traita tout aussi soigneusement; il le tailla, lui donna du fumier, il enfouit ses racines sous une profonde couche de terreau et entoura ses branches de paille.
Au printemps, le jardin revêtit sa robe verte de feuilles, émaillée de toutes les couleurs des fleurs. Il y avait du blanc, du rose, du bleu et du jaune, du mauve et de l'orange. Il resplendissait comme une jeune fiancée. Et le rosier Anmahakan, lui aussi, reverdit et commença à se couvrir de boutons de fleurs. Il y en avait autant que dans l'ancien temps. Et ils gonflaient de plus en plus. Encore deux ou trois jours, et les roses allaient s'épanouir. Peut-être même que ce serait cette nuit! Le soleil attend. Les étoiles et la lune attendent, dans la nuit. Le jardinier Samvel, lui aussi, attend. Il ne mange ni ne dort, il reste au pied du rosier, sans le quitter du regard. Déjà la soirée s'avance, le jardin embaume, le rossignol chante - et voilà la première rose qui éclôt. Juste à ce moment-là, quelque chose de sombre sort de dessous les racines et s'attaque au tronc d'Anmahakan. Mais c'est un ver! Un répugnant ver. Déjà le jardinier bondit pour écraser le prédateur entre ses doigts, mais le rossignol, qui chantait en haut du rosier, est plus rapide que lui. Il disparaît bien vite, le ver noir se tortillant dans son bec. Mais le rossignol n'a pas le temps de se poser que, des buissons, sort un énorme serpent qui engloutit à la fois l'oiseau et le ver. Samvel saisit sa hache, prend son élan - et le serpent est coupé en deux tronçons qui frémissent, gigotent, puis se calment. Le serpent est mort. Le rossignol est mort lui aussi, ainsi que le ver qui minait le rosier depuis des années. Anmahakan s'épanouit. Les premiers boutons rosissent sur l'arbrisseau, les premières roses exhalent leur parfum. Un parfum capiteux comme le vin, qui fait oublier tous ses soucis à celui qui le respire. Jusqu'au matin, Samvel contemple, heureux et ravi, le rosier qui se couvre de fleurs. C'est vraiment le rosier de la vie, là où il embaume ne règnent que paix et félicité. Au lever du soleil, tout le rosier est couvert de fleurs humides de rosée. Samvel cueille quelques fleurs parmi les plus épanouies, et va les porter au roi. De joie, le cœur lui saute dans la poitrine. Mais pour mieux surprendre le roi, il cache les roses derrière son dos, en se présentant devant lui. Le roi est sombre. Le roi est en grande colère. La saison des roses est venue, mais pas de roses d'Anmahakan, après lesquelles il aspire, comme le malade après une drogue miraculeuse. Et voici le jardinier qui vient encore dire que les boutons se sont fanés avant d'éclore. «Alors, où sont-elles, tes roses?» interroge le roi d'une voix pleine de menaces. Et Samvel commence à expliquer: «Quand la nuit est tombée et que déjà tout dormait, un ver venimeux est sorti de terre et a attaqué le tronc du rosier... » «il le paiera cher!» s'exclame alors le roi. «Le rossignol, qui chantait là, a gobé le ver... » Le roi, aveuglé par la colère, crie encore que le rossignol paiera cela cher. «Un énorme serpent est alors sorti des buissons et a avalé le rossignol avec le ver... » «Lui aussi, il le paiera cher! » éclate le roi de plus en plus excité par la colère. «J'avais ma hache à portée, alors j'ai coupé le serpent en deux tronçons », dit le jardinier, poursuivant, imperturbable, le cours de son récit. «Cela te coûtera cher!» répète encore une fois le roi, qui semble bien ne pas écouter ce que lui dit le jardinier. «C'est ainsi que je t'apporte des roses d'Anmahakan, ô mon Roi. Tout le rosier est couvert de fleurs », dit Samvel en éclatant de rire.
Il présente alors au souverain son bouquet de roses épanouies comme de belles lunes. Le roi est sidéré, comme enchanté. Lentement, il prend une fleur pour l'approcher de son visage. Sa colère s'est déjà évanouie. Le voilà tout heureux de la posséder, sa rose miraculeuse à laquelle il aspirait depuis si longtemps. Il est transporté de joie à l'idée d'aller poser une rose sur l'oreiller de son épouse, encore endormie à cette heure matinale. Oui, la jeune reine Nacyïé dort encore. Dès l'aurore, selon son habitude, elle a été se baigner dans un lac des jardins royaux, tandis que toute la maison était encore endormie. Puis elle est revenue au lit, où elle s'est rendormie.
Une rose en main, le roi Avêtisse se hâte vers la chambre de sa femme. Il a complètement oublié, et sa colère et son jardinier. Ce dernier a été drôlement remercié! Mais Samvel ne s'en est pas trop soucié. Il s'en est retourné au jardin, reprenant son travail, et personne ne l'en empêche, quoiqu'elle soit depuis longtemps écoulée, l'année pour laquelle le roi l'avait engagé. Il semble bien que Samvel restera éternellement jardinier du roi.


photo de rose Meilland

Une journée de travail se passe, le soir tombe, il est temps de dormir. Samvel est d'ailleurs bien las. Mais depuis qu'il veille sur le rosier magique, il a pris l'habitude de dormir à la belle étoile. Cette fois-ci, en guise de couchette, il choisit un embranchement confortable, dans un gros arbre qui ombrage le plus beau lac du jardin, celui précisément où a coutume de se baigner la reine Nacyïé. Samvel s'endort dans l'arbre, un arbre si large qu'il est couché entre ses branches comme sur un confortable sofa. Le chant du rossignol berce ses rêves, les roses embaument, de toute la roseraie, mais entre tous ces parfums il distingue celui d'Anmahakan.
Ainsi s'écoula la nuit. Déjà les oiseaux commençaient leur chant matinal et, à l'est, les premières flammes du soleil levant teintaient le ciel. Samvel ouvrit les yeux en ce moment, le plus beau du lever du jour. Et c'est précisément en cet instant que la reine Nacyïé s'avançait vers le lac, pour son bain matinal. Elle était vêtue d'une robe blanche, et ses cheveux flottaient sur ses épaules. Dans son arbre, Samvel n'osait même plus respirer. Il ne pouvait plus s'en aller, c'était trop tard! La reine le verrait, et se fâcherait d'avoir été dérangée. Il se fit tout petit entre les branches feuillues, et vit la reine se dépouiller du voile blanc qu'elle laissa tomber à ses pieds: on eût dit une fleur marine sortant d'une vague d'écume blanche. Elle prit à pleines mains ses cheveux déployés, les tordit en queue de cheval qu'elle roula en chignon au sommet de sa tête, puis elle plongea dans l'eau, dessinant des ondes dans l'or et le rose de la surface du lac, plus belle que le soleil levant lui-même! La belle et jeune reine sortit enfin de l'eau et se mit à se rhabiller. En levant les bras pour enfiler sa robe, elle pencha la tête en arrière et son regard rencontra les yeux de Samvel, entre les branches de l'arbre! Surprise et effrayée, la reine poussa un cri. Elle rougit d'irritation, et s'enfuit, si vite que son chignon se dénoua, et ses longs cheveux se répandirent une fois encore sur ses épaules. C'est ainsi qu'elle fit irruption dans la chambre du roi, et qu'elle se plaignit d'avoir été surprise au bain par son jardinier, dissimulé dans un arbre. Les yeux du roi lancèrent des éclairs de colère. Sur l'heure, il ordonna aux gardes de lui amener Samvel.
Le jardinier s'agenouille devant son souverain maître et c'est en vain qu'il tente d'expliquer son innocence, il n'a pas espionné la reine, non, il dormait dans les branches de cet arbre et il s'est réveillé trop tard pour pouvoir s'éloigner sans être vu. Le roi garde un visage dur comme la pierre. Samvel a les mains liées derrière le dos par une grosse chaîne, de chaque côté un garde, épée dégainée. Il est certain de ne pas échapper à la mort qui l'attend. Il n'a plus rien à perdre. Oui, en cet instant fatidique il va dire au roi ce qu'il a sur le cœur. «Hier encore, ô mon Roi, je t'ai apporté la rose de la vie, Anmahakan», et il regarde fièrement son roi, droit dans les yeux. «Tu ne m'as même pas remercié d'avoir sauvé le rosier, de l'avoir fait refleurir. Cependant, quand je t'ai exposé comment le rosier avait été attaqué par le ver venimeux, tu m'as dit que le ver paierait cela cher. Le rossignol a avalé le ver. Tu as dit que le rossignol le paierait cher. Le serpent a avalé le rossignol. Tu as dit la même chose du serpent. Moi, j'ai coupé le serpent en deux, d'un coup de hache. Mais tu m'as encore crié à ce propos que moi aussi, je le paierais cher. Je n'avais pas compris, mais maintenant je comprends. Ce que tu as prédit arrive. Mais avant de mourir je te préviens à mon tour, Roi: toi aussi, tu le paieras cher!»
Le roi a blêmi. Il se sent comme enveloppé de brouillard. Ce qu'a dit le jardinier résonne comme une prédiction lugubre. En vérité, c'est autour de lui-même qu'il a enroulé la chaîne impitoyable, la chaîne de la mort. Pour l'instant, Samvel est dans ces rets, mais ensuite ce sera son tour à lui, le roi Avétisse. Son cœur est tout serré d'angoisse. Après un long silence de mort, Avétisse s'est remis à parler, toute trace de colère envolée de sa voix: « Je te pardonne, jardinier. Non, désormais tu ne le paieras pas cher - et tu resteras jardinier du roi. Retourne à ton travail et veille bien sur le rosier Anmahakan.» Les gardes ont délivré Samvel de ses chaînes.
Le jeune jardinier sort du palais en homme libre. Mais lui-même, il ne comprend pas trop bien comment tout cela s'est passé. Comment est-ce possible qu'en cet instant même il se promène sain et sauf dans ce jardin en fleurs, humant le parfum suave des roses, écoutant le chant charmeur des oiseaux et le bourdonnement des insectes? Mais il se sent inondé d'une joie sans limite, car il sait que c'est sûrement la rose, la rose Anmahakan qui a accompli le miracle, en exerçant son pouvoir magique pour celui qui l'avait si bien soignée.


Photo de rose

J’espère que cette légende vous a plu, et maintenant voyons son message...
Ce conte contient deux sujets principaux:
1/ le rosier qui donne la vie
2/ l’enchaînement des causes et effets
Ce sont deux belles leçons de vie que chacun devrait méditer.
Examinons d’abord ce rosier …
Anmahakan représente dans ce conte la Vie elle-même, celle qui donne la joie, la bonne humeur ainsi que la santé pour l’homme, et la paix et l’équilibre pour le pays. Anmahakan signifierait d’ailleurs : immortel… en Arménien ?.
La rose en occident, mais également au Moyen-Orient, est le symbole mystique de la vie éternelle, de l’élément divin en soi. La rose est l’égale du lotus pour l’orient. Au moyen-age, en Europe, la rose désignait l’amour de la Vierge ou elle représentait l’Ame qui ne meurt jamais, mais passe dans les corps, de vies en vies, et les animent éternellement. En Inde, c’est la rose cosmique Triparasundarî qui désigne la grande beauté de la Mère Divine, Celle qui donne la vie.
En Iran, elle désigne l’éternelle régénération, et le soufi Saadi l’a très bien exprimé dans son ouvrage « Le Jardin des Roses », un classique persan. L’écoute spirituelle est nécessaire pour percevoir parfaitement l’ineffable parfum des roses. C’est cette écoute qui a permis à Samvel de mettre fin à la suite infernale des causes et effets, et de sauver Anmahakan.


Photo de Roses Meilland

Ainsi après avoir porté notre regard sur la rose porteuse de vie impérissable, ce conte nous donne la leçon suivante : faire très attention à nos actes, et aux actions qu’ils déclenchent. La sagesse du Moyen-Orient exprime bien là, dans la conscience, que tout est lié et qu’aucun acte n’est innocent, mais déclenche - comme les fameux battements du papillon - toute une suite d’actes plus ou moins nocifs.
Sur une octave spirituelle, la rose représente la vie immuable, éternelle en l’homme, le principe au plus profond de soi qui ne se dégrade jamais, ne vieillit jamais, soutient inconditionnellement l’être matériel ballotté par l’existence. Mais le monde et ses désirs entraînent l’être dans des situations parfois inextricables, car l’attention de l’homme est souvent lâche, et son cœur frivole. Ainsi, un acte inconsidéré entraîne l’être humain inattentif dans une suite d’ennuis, d’oublis de sa condition d’être, à l’image du Créateur.
Que l’on soit roi ou jardinier, être conscient de sa dimension divine est essentiel pour pouvoir vivre en harmonie, en équilibre avec le monde. L’homme est double disait Hermès le trismégiste, aussi il faut comprendre et être attentif à la vie naturelle, fragile et incertaine, qui nous tend des pièges, mais qui porte également en son cœur l’étincelle divine : la rose.
« C’est le temps que j’ai perdu pour ma rose…fit le petit prince, afin de se souvenir. Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l’oublier… »


Photo de Rose ancienne

L'Aède


Biblio
Le rosier du roi Avétisse est dans le livre :Contes des pays du Caucase – aux édition Gründ, en 1977. J’ai trouvé certains ouvrages sur le sujet plus anciens, mais sans cette légende….
Contes, légendes et épopées populaires d’Arménie par Frederic Macler, édition Paul Geuthner, 2 tomes 1928 - 1933.
Contes Arméniens par Frederic Macler, Ernest Leroux, 1905.
L’Orient inédit, légendes et traditions Arméniennes, Grecques et Turques par Mina Tchéraz, Ernest Leroux, 1912.
Contes Kosaks, de Michel Czaykowski – Sadyk Pacha, éd E Dentu 1856. Alors…dans quel ouvrage est ce conte ?