La femmme abeille
Voici une nouvelle légende qui provient, semble t-il, de l’île de Bornéo, selon l’ouvrage de Philippe Soupault : "52 contes merveilleux" de 1953.
Cette légende intitulée : « La femme abeille » a été reprise par Henri Gougaud dans « L’arbre à soleils » en 1979, et par Pierre-Olivier Bannwarth dans « La confrérie des abeilles » en 2018. Malheureusement je n’ai pas, retrouvé la légende originale qui a servi à Monsieur Soupault.
Je trouve cette légende très belle et très intéressante, laissons donc place au conte et ensuite nous examinerons sa classification et le message qu’elle peut receler.
La Femme Abeille
Dans des temps anciens, sur une des plus grandes îles de la terre, poussait un grand arbre nommé manguier. Sur ses larges branches des essaims d'abeilles avaient construit leurs nids.
Quand le temps fut venu de récolter le miel, un homme nommé Rakian s'approcha du manguier. Il enfonça des tiges de bambou dans le tronc de l'arbre pour pouvoir y grimper. Le soleil se couchait quand Rakian se prépara à monter à l'arbre par son échelle de bambou. Tout d'un coup, il aperçut une abeille différente de toutes les autres. Elle était toute blanche. Elle s'envola sur la branche la plus haute du manguier. Rakian monta jusqu'au sommet de l'arbre et sur la dernière branche il trouva un nid d'abeilles blanches. Il décida de s'emparer de leur miel et de couper la branche du manguier. Les abeilles ne sortirent pas de leur nid quand Rakian porta le premier coup, mais il les entendit murmurer et se plaindre :
- Qu'il nous fait mal...
Rakian s'arrêta aussitôt. Les abeilles blanches murmurèrent :
- Si tu veux notre miel, ne coupe pas la branche du manguier. Prends notre nid et emporte-le chez toi.
Rakian fit ce que les abeilles lui demandaient; il enleva leur nid en prenant garde de ne pas le briser et descendit de l'arbre. Puis, il rentra. Arrivé chez lui, il déposa le nid des abeilles blanches dans sa chambre.
Le lendemain matin, Rakian se rendit dans les champs dès l'aube et ne rentra qu'à la tombée de la nuit. Quand il revint chez lui, il fut bien étonné en constatant que la maison était nettoyée, le riz et le poisson cuits; iln'avait plus qu'à se mettre à table.
- Que se passe-t-il ? se demanda Rakian. J'habite seul dans cette maison. Ce n'est pourtant pas moi qui ai acheté le poisson; je n'avais que le riz. Quelqu'un a dû entrer dans ma maison et m'a volé le nid des abeilles
blanches.
Mais le nid était toujours à sa place et Rakian cessa de se demander qui avait bien pu prendre soin de son ménage. Il se mit à table et mangea jusqu'à ce qu'il n'eût plus faim.
Le lendemain matin il mangea le reste de son dîner et dès l'aube il se rendit aux champs. Comme la veille, il ne rentra qu'à la tombée de la nuit et, de nouveau, la maison était propre et le dîner préparé.
- Que se passe-t-il ? Qui vient dans ma maison pour faire la cuisine ? se demanda-t-il.
Il constata que le nid des abeilles blanches était toujours à sa place. Personne n'y avait touché.
Et chaque jour, quand il rentrait, le ménage était fait et le dîner préparé.
Un jour, il décida de rentrer plus tôt que de coutume pour surprendre l'être inconnu qui travaillait pour lui.
Il attendit un bon moment mais il ne vit venir personne. Puis, brusquement, la porte de sa maison s'ouvrit et une femme, merveilleusement belle, apparut. Elle sortit de la maison, portant une branche de bambou et descendit au bord du fleuve chercher de l'eau.
Pendant son absence, Rakian entra dans la maison et alla dans sa chambre pour voir si le nid des abeilles blanches y était toujours. Il trouva le nid, mais les abeilles l'avaient quitté. Il le cacha.
Quelque temps plus tard la femme revint et voyant que le nid avait disparu, elle dit :
- Qui a volé mes vêtements?
Elle chercha partout, mais en vain. Elle se mit à pleurer:
- Qui a bien pu voler ma ruche ? se demanda-t-elle. Ce n'est pas Rakian puisqu'il est allé aux champs. Je crains qu'il ne rentre pendant que je suis encore chez lui.
A la tombée de la nuit, Rakian sortit de sa cachette. Il surprit la jeune femme qui pleurait et lui demanda :
- Que fais-tu dans ma maison ? Peut-être es-tu venue voler le nid des abeilles blanches ? Il a disparu! Est-ce toi qui l'a pris ?
- Je ne comprends pas ce que tu veux dire. Je ne connais pas les abeilles blanches, répondit la femme.
- Cela ne fait rien, dit Rakian, mais veux-tu préparer le dîner ? J'ai très faim.
- Non, répondit la femme, je ne veux pas préparer ton dîner. Je suis trop triste.
Rakian répéta plusieurs fois sa demande, mais la femme refusait toujours. Finalement elle demanda :
- Où est ma ruche?
- Je ne l'ai pas prise, répondit Rakian.
- Je crois pourtant que c'est toi qui l'a cachée, dit la femme. Tous mes vêtements et mes bijoux y sont rangés.
Enfin Rakian dit :
- Je ne te la rendrai pas, car je crains de te perdre.
- Si tu veux m'épouser, tu n'es pas obligé de me la rendre. Ma mère voulait que je t'épouse, car tu n'as pas de femme, et moi, dans mon village, je n'ai pas de mari.
Rakian lui rendit alors le nid des abeilles blanches.
- A partir d'aujourd'hui, dit la jeune femme, tu ne dois plus m'appeler abeille, car j'aurais honte.
Rakian épousa la jeune femme et bientôt ils eurent un enfant.
Un jour, au cours d'une fête qui avait lieu chez les voisins et où Rakian était invité, un des voisins lui demanda :
- Jamais je n'ai vu une femme plus belle que la tienne. d’où vient-elle?
- Elle vient d'un village très lointain, dit Rakian.
Quand tous les gens furent ivres, ils demandèrent de nouveau de quel village venait la femme de Rakian et comme il avait bu lui-même, il oublia sa promesse et dit :
- En vérité, ma femme était autrefois une abeille.
Alors, les gens furent satisfaits et Rakian rentra chez lui. Quand il arriva à la maison, sa femme refusa de lui adresser la parole.
- Pourquoi ne me parles-tu pas ? demanda Rakian.
- Ne t'avais-je pas demandé de ne rien dire qui puisse me faire honte ?
- Je n'ai rien dit, répondit Rakian.
- Tu mens, dit-elle. J'ai tout entendu.
Rakian se tut.
- Je vais te quitter pour revenir dans mon village, dit sa femme, car c'est de ta faute si, désormais, je dois avoir honte. Notre enfant, pourtant, peut rester avec toi. Dans sept jours, mon père remontera le fleuve et je partirai avec lui.
Rakian se lamentait. Sept jours plus tard, il vit une abeille blanche qui volait autour du toit de la maison.
- Voici mon père, dit la jeune femme.
Et elle redevint abeille et suivit son père.
Rakian se précipita dans la maison pour chercher son enfant car il voulut suivre sa femme et son père.
- Si ma femme me quitte, notre enfant mourra, pensa-t-il.
Et il suivit les deux abeilles qui disparurent au-dessus de la jungle. Pendant sept jours il suivit sa femme et son père, puis il les perdit de vue. Il n'y avait pas trace de village.
Le huitième jour, il arriva près d'un bras du fleuve où les gens des environs avaient coutume de se baigner. Tous les deux, le père et l'enfant, se couchèrent pour dormir, car ils avaient très faim et très sommeil.
Une femme arriva du village voisin et les réveilla :
- Rakian, pourquoi ne vas-tu pas dans la maison de ta femme pour y dormir avec ton enfant ? Ce n'est pas loin d'ici.
- Dès que j'aurai pris mon bain, j'irai. Montre-moi le chemin.
- Volontiers, dit la femme.
Après avoir pris son bain, Rakian suivit la femme et peu après, ils arrivèrent dans un village.
- Voici la maison de ta femme, dit celle qui l'avait guidé, et elle lui indiqua une maison basse et longue.
- La chambre de ta femme se trouve exactement au milieu de la maison. Il y a onze chambres en tout. Sous ce toit habitent des milliers d'abeilles, mais elles ne te feront aucun mal.
Rakian entra dans la maison, mais il n'y trouva âme qui vive; il n'y avait que des abeilles.
Son enfant commença à pleurer et Rakian s'assit :
- Ma chérie, appela Rakian, pourquoi ne viens-tu pas ? N'as-tu donc pas pitié de ton petit enfant qui crie ?
Quelques instants après la femme de Rakian entra dans la chambre. L'enfant se jeta dans ses bras. Aussitôt, Rakian se sentit soulagé. Mais sa femme lui dit :
- Ne t'avais-je pas dit qu'il ne fallait jamais dire aux gens qui je suis ? Si tu n'avais pas pu me retrouver, le malheur se serait abattu sur toi.
Après avoir prononcé ces paroles, les abeilles tombèrent du plafond et se transformèrent en êtres humains. Rakian et l’enfant restèrent au village des abeilles et ne rentrèrent plus jamais chez eux.
Cette légende peut se rapporter au conte-type 400 (1) intitulé :
"L’homme à la recherche de son épouse", car il comporte deux éléments principaux de notre conte: l’interdit et la quête de l’époux.
Mais le motif principal déclenchant toute l’histoire de la femme abeille : la transformation d’abeille en belle jeune femme, n’apparaît pas dans ce conte-type.
Le thème de la transformation d’homme en animal, apparaît pour la première fois, dans le
"Dolopathos" ou "Roman des sept sages" du XIIeme siècle, qui décrit des frères changés en cygnes.
Ensuite, les frères Grimm ont fait paraître le conte des "Six cygnes", conte-type classifié 451 intitulé: « La petite fille qui cherche ses frères ».
Ce thème de la transformation en animal, a pour cause principale un préalable mauvais sort, comme dans le conte de Mélusine ou de celui de la Belle et la bête, conte-type 425. Mais dans le motif du conte de « La femme abeille », il n’existe pas de sort préalable à la transformation de la jeune femme en abeille. Dans ce thème, dés le début, l’animal ou le « support » magique appelé à ce transformer en jeune femme provient d’un monde féerique ou chamanique. Le sujet principal de ce thème qui se transforme en jeune fille, n’a pas subit de sort, dans la majorité des légendes de ce type.
Ce thème est assez fréquent en Amérique et nous le retrouvons dans le classement créé par Stith Thompson pour les contes spécifique à cette région du monde. Dans cette liste de « Motifs mythologiques », notre conte est classé dans la partie D, sous le thème « Magique ». Il s’agit dans ce classement des diverses transformations d’animaux en être humains, et notre conte rentre dans la classe D 382 : Transformation d’Hyménoptères en personnes.
Cette classe : D 300 à D 399, comporte de nombreux motifs de transformations d’animal en homme, mais ce thème se ramifient et quelques contes de par le monde, remplacent l’animal par un «élément fantastique», qui se transforme ou d’où sort une jeune fille.
Voici une autre courte variante, avec cette petite légende du peuple Inuit :
La femme renard
Un chasseur qui vivait seul a découvert après son retour de la chasse, que sa hutte avait été visité et qu’a l’intérieur, tout était mis en ordre comme une femme dévouée sait le faire. Cela se produisit souvent, mais sans traces visible du visiteur. Si bien que l'homme se décida à voir qui grattait ses vêtements de peau et ses bottes, les suspendait pour les faire sécher et cuisinait de si bons plats chauds prêts à être mangés à son retour.
Un matin, il s'en alla comme s'il partait à la chasse, mais se cacha pour observer l'entrée de ce visiteur ou de quoi que ce soit dans sa maison. Au bout d'un moment, il vit un renard entrer. Le trappeur soupçonnait que le renard cherchait simplement de la nourriture. Il se glissa silencieusement jusqu'à la maison et, entrant, il vit une très belle femme vêtue de vêtements de peau d'une grande beauté.
Dans la hutte, sur un fil, pendait la peau d'un renard. L'homme émerveillé a demandé à cette belle femme si c'était elle qui avait rangé sa hutte et fait ses si bons repas. Elle a répondu qu'elle était maintenant sa femme et qu'il était de son devoir de le faire, en espérant que ce qu'elle avait accompli lui était agréable. Comme c’était le cas, ils se mirent en ménage.
Après avoir vécu ensemble pendant une certaine période, le mari détecta une odeur musquée dans la maison, qu’il trouvait assez forte. Le trappeur demanda à sa femme ce que c’était que cette odeur. Elle répondit qu'elle émettait naturellement cette effluve et que s'il la trouvait désagréable, elle partirait.
Manifestement le trappeur ne supporta pas cette odeur, car un jour…
La femme renard enleva ses vêtements et, reprenant sa véritable peau de renard, se transforma à nouveau et se glissa tranquillement hors de la hutte. Depuis ce temps, on dit qu’elle n'a jamais été disposée à rendre visite à un autre homme.
Dans cette légende, c’est bien le thème magique d’une femme sortant d’un objet ou se dépouillant d’une peau animal qui est le seul motif. C’est un thème assez fort pour se suffire à lui-même et susciter une belle histoire. La femme renard est classée en : D 313 dans la liste de Stith Thompson.
Il est vrai que la quête de l’homme qui part à la recherche de sa femme, donne une autre dimension à ce motif. Aussi, après avoir fait le tour des divers classements de ce thème, essayons de percevoir le sens possible de « La femme abeille »…
Classons en premier les éléments marquants des diverses variantes qui nous sont connues:
1/ c’est à l’intérieur d’une demeure que se produit la transformation, soit par un objet rapporté ou soit par l’arrivée d’une être animal.
2/ ce sont les effets ou les actes commis dans cette demeure par une présence invisible qui cause l’interrogation de l’homme, et la découverte d’une femme. Toujours une femme, jamais le contraire.
3/ l’union se fait, mais avec un interdit, qui bien sûr est transgressé.
4/ La femme-animal s’en va et dans la plupart des variantes, l’homme se lance à la quête de sa femme.
Ce sont les quatre motifs essentiels de cette forme de légende.
Nous avons donc un élément féminin, subtil, invisible qui apporte l’ordre, l’équilibre à l’intérieur d’une demeure…
Nous avons un élément masculin qui perçoit, découvre et accepte cet élément féminin, mais qui ne peut répondre à ses exigences.
Dans la plupart des légendes, l’élément masculin se porte en quête de l’élément féminin et rachète par la difficulté même du voyage, son manquement à l’interdit.
Déjà, le but de cette légende est clair. Si l’on rattache ce thème à la psychologie, nous avons simplement devant nous la difficulté des rapports de couples ; l’incompréhension ou la maladresse de l’homme face à la subtilité féminine et l’objet du conte serait le fait que l’homme doit se réformer. Cet aspect qui n’est pas faux en lui-même, ne me semble être que la couche superficielle de l’histoire. Allons plus en profondeur…
Le lieu où se passe l’intrigue est la demeure du ou des chasseurs. C’est donc de l’intérieur de l’être qu’il s’agit.
C’est un élément féminin qui se manifeste de façon invisible et, dans les légendes, c’est l’âme qui est toujours symbolisée par une jeune fille.
Cette forme de conscience symbolisée par le féminin, est – en général – comprise comme le lien entre l’Esprit ou l’être spirituel et l’humain, elle est le médiateur.
Dans l’initiation occidentale, l’âme est en latence dans l’être. Ce sont les désirs et l’orgueil, désignés par l’Ego qui manœuvrent l’être humain ; l’âme est la seule a pouvoir réveiller, l’homme endormi, et par un accord avec lui, en se développant avec lui, faire le lien avec l’Esprit. Cette âme latente ne se réveille que quand l’aspect : conscience habituelle de l’être, perçoit quelque chose de subtil et enfin, s’interroge. Alors à ce moment, l’âme devient réellement « anima », mais pas avant cette prise de conscience. Si nous parlons ici d’anima, c’est selon la philosophie médiévale, qui est différente de la psychologie de l’anima-animus de Carl Gustav Jung. Ici l’être n’est pas double au sens masculin-féminin, comme Jung l’a transposé, suite à ses études médiévales, il est double selon Hermès dans toute l’initiation occidentale. L’homme est double dans ce concept, c’est à dire Divin et humain. Et la partie humaine est composée de trois formes de consciences : la conscience naturelle, l’âme et l’esprit.
1/ La conscience naturelle est régie par les désirs, et l’orgueil est son moteur. Dans notre monde moderne cette conscience est nommée l’ego.
2/ L’âme est latente et son expression la plus claire pour nous est l’intuition.
3/ Quand à l’esprit, c’est à dire la conscience reliée à un domaine spirituel… et bien, notre monde fait de chaos nous en expose son inexistence.
Les contes et légendes occidentaux sont reliés à cette philosophie antique et portent en elles le désir d’accomplissement selon cette sagesse. Les légendes des peuples d’Amérique, sans être reliés à cette philosophie occidentale, sont emprunts des mêmes aspirations à la plénitude du corps, - corps comprenant l’intellect et l’intuition - et de l’esprit. Ainsi les légendes d’Amérique et celles des peuples premiers, expriment la quête spirituelle comme l’acte d’être un élément de l’univers, de faire un tout avec celui-ci, et de construire un équilibre social en accord avec la nature.
La légende de « la femme abeille » illustre en soi la découverte d’une dimension sensitive, intuitive des choses, pour un être humain trop tourné vers le « matériel », vers la quête sans fin de sa nourriture et de sa survie. Il y a quelque chose en lui qui dépasse les besoins quotidiens et il lui est nécessaire de s’en préoccuper. Il existe en lui un monde subtil qu’il doit découvrir pour être en lien avec le tout, et c’est une part de lui, douce, inconnue, insaisissable, qui lui ouvre cette autre dimension. Cette quête a ses exigences, ses interdits, mais le voyage intérieur grandit l’être et lui fait découvrir les secrets du monde intérieur et du monde céleste.
L'Aède